Bateaux : Complaisance, reine des mer….

Vendredi 1er février 2008 — Dernier ajout samedi 2 février 2008

Société - Article paru le 25 janvier 2003

Bateaux.

Complaisance, reine des mer

Derrière le concept de complaisance se cache un océan pollué de galettes de fric et de nappes d’hypocrisie.

Pavillons de complaisance, pavillons bis, pavillons TAAF : comment la spirale infernale de la concurrence sans fin a fini par détruire les marines marchandes dans tous les pays d’Europe.

Après chaque marée noire, c’est la même litanie. Un concert d’indignations tellement unanimes que l’on comprend mal pourquoi les catastrophes se répètent. Tout le monde dénonce pêle-mêle les pavillons de complaisance, les bateaux poubelles, les armateurs véreux. Même le patron des patrons n’hésite pas à traiter ses collègues propriétaires de poubelles flottantes de « voyous des mers ». […]

Mais de quelles pratiques s’agit-il précisément ? Comprendre ce que cache la complaisance, c’est entreprendre une croisière sur un océan pollué de galettes de fric et de nappes d’hypocrisie.

Au temps du partage des mers

La première vague remonte aux années cinquante, au moment où les pays récemment décolonisés ont légitimement souhaité se doter de marines nationales. Comme celles des anciennes puissances coloniales. Une concurrence inacceptable pour ces dernières, qui ont préféré saborder le système en place : le commerce partagé entre les États. Jusqu’alors, tout navire devait être obligatoirement inscrit sur un registre national. En contrepartie d’aides publiques, les États exerçaient une tutelle sur la construction navale, la marine marchande. Une question d’indépendance nationale prise en compte, en France, par Colbert dès 1681, et réaffirmée avec force après la guerre de 1914-1918. Un pays qui ne maîtrise pas ses approvisionnements en matières premières devient vulnérable. Dans cette logique, le pavillon du navire symbolise une cohérence : un drapeau conforme à la nationalité de l’embarcation, des marins soumis à une même législation sociale, un lieu de travail encadré par des lois nationales, des règles fiscales. En France, les marins avaient même obtenu des conditions sociales (contrat de travail, obligation de soins, etc.) qui anticipaient celles des travailleurs terrestres.

Lorsque s’est posée la question du partage des mers avec les pays décolonisés, les armateurs, avec la complicité des États, ont choisi de détruire la cohérence de la « loi du pavillon ». En 1958, la convention de Genève inaugure un droit international peu contraignant. Elle dissocie l’État et son pavillon maritime. Entre les deux, il peut désormais ne subsister qu’un vague « lien substantiel ». Tout devient possible puisque cette formulation ondoyante permet n’importe quelle interprétation. L’attribution d’un pavillon tend à devenir une simple formalité administrative.

La « libre » immatriculation est née. Et les États complaisants par la même circonstance.

Le ver est dans le coquillage. D’autant que la complaisance ne se réduit pas au pavillon. Elle englobe aussi les jeux pervers entre l’affréteur et le transporteur, qui organisent leur irresponsabilité par une cascade de sociétés écran. Le Prestige, naufragé le 19 novembre 2002 au large de la Galice, illustre bien la situation : construit au Japon, battant pavillon des Bahamas, il appartient à une firme du Liberia sise à Athènes, tout en étant assuré à Londres et certifié par une société nord-américaine délocalisée en Lettonie. Mais il était affrété par une société écran ancrée aux îles Vierges mais repérable à Zoug, en Suisse. Le capitaine grec commandait un équipage de Philippins et de Roumains. En quelle langue se sont-ils transmis les ordres pendant la tempête ?

Liberia, Bahamas, île de Man…

Les armateurs européens sont à la pointe. Qui ne se souvient d’Aristide Onassis, le richissime armateur grec, propriétaire de flottes immatriculées à Chypre ou au Liberia. Pour créer une « société papier » dans un État complaisant, il suffit d’envoyer deux fax. Même pas de capitaux à investir. En cas de contentieux, un juge, s’il parvient à remonter jusqu’à elle, ne peut saisir que du vent.

En 1976, les armateurs de l’Allemagne fédérale, pour briser la grande grève des marins, immatriculent 40 % de leur flotte sous pavillon chypriote. Les États-Unis, où les navires étaient immatriculés (depuis la Prohibition) à Panama, se dotent d’un nouveau lieu d’immatriculation, en 1956 : le Liberia.

Au cour de ce pays ravagé par des guerres intestines, inutile de rechercher l’adresse où l’on peut immatriculer un navire. La formalité s’effectue aux États-Unis, à Reston, en Virginie. Fiction d’une immatriculation d’État, alors qu’il ne s’agit que d’un acte privé. Le Liberia n’ayant signé aucune convention internationale du travail, les équipages se retrouvent à la merci de l’armateur. Des forçats flottants. Les propriétaires de Grande-Bretagne préfèrent immatriculer leurs flottes sur l’île de Man, voire aux Bahamas, où le droit de grève n’existe pas et les activités syndicales sont interdites.

Tous les pays européens ont mis le cap sur la complaisance. Soit directement, comme l’Allemagne, le Danemark, la Norvège, l’Italie, en créant un registre international : " une européanisation de la complaisance ", selon l’expression du professeur Patrick Chaumette (lire ci-contre). D’autres pays de l’Union européenne, dont la France, ont choisi une solution hybride en ouvrant un registre d’immatriculation dans un territoire d’outre-mer qui échappe au droit national. L’Espagne immatricule aux Canaris, le Portugal à Madère. Et la France ?

… et la France choisit les Kerguelen

En 1986, elle se dote d’une immatriculation Kerguelen ! Du nom de cet archipel français de l’Antarctique. Un territoire sans habitants, juridiquement autonome, totalement géré depuis Paris. D’autres registres « français » sont apparus, en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, et tout récemment, à Wallis-et-Futuna. On a baptisé ces pavillons « Kerguelen », « bis » ou TAAF (Terres australes et antarctiques françaises). Si l’on compare la situation des marins quasi esclaves de la complaisance pure et dure, les cinq registres français « bis » imposent un minimum de droits aux équipages et un quota de marins et d’officiers nationaux. Actuellement, 66 % des marins français naviguent sous le registre TAAF. Avec, dans leur sillage, des turbulences juridiques : quid de la loi républicaine et du Code du travail avec l’existence de marins faisant le même travail sur un même lieu, sans avoir le même statut ni la même paye ?

À première vue, rien ne distingue un bateau immatriculé en métropole d’un navire TAAF, bis ou Kerguelen. Tous arborent le drapeau national. Mais les navires de la seconde catégorie sont enregistrés en des lieux qui permettent aux propriétaires d’échapper à la réglementation française. Et au fisc.

Logiquement, le planisphère des pays complaisants coïncide étroitement avec la carte des paradis fiscaux. Ces derniers sont les seuls à offrir la porosité financière qui laisse fluctuer librement les bénéfices des armateurs. Argent sale et complaisance, même constat. Mais, au-delà de cette fraude fiscale légalisée, la complaisance, c’est d’abord la possibilité d’embarquer des marins sous-payés, de nationalités diverses. " C’est la recherche des coûts les plus bas, la recherche du profit maximal. Dangereux pour l’environnement, c’est un système qui détruit les hommes. Une course au profit qui aboutit à ce que les produits pétroliers lourds soient inévitablement transportés sur des bateaux vétustes, condition nécessaire pour dégager des bénéfices ", nous explique Jean-Claude Gayssot, ancien ministre des Transports (lire ci-contre). On parle des pavillons, de l’état des navires, mais trop rarement des hommes embarqués sans droits, et abandonnés au premier écueil, sans salaire, comme des épaves. Après chaque catastrophe, certains font justement remarquer que catastrophe ne rime pas forcément avec navire poubelle. Les bateaux sous pavillons « bis » à la française restent soumis à des contrôles techniques qualifiés de sérieux. Aucun n’a plus de vingt ans d’âge. Ce qui n’est pas le cas des flottes des États complaisants. La catastrophe est d’abord le résultat d’une erreur humaine. Mais la complaisance n’est-elle pas d’abord une fabrique d’erreurs humaines ? Réduire les équipages, les salaires et les droits sociaux au minimum, n’est-ce pas embarquer des gens insuffisamment formés ? N’est-ce pas rallonger les journées de travail jusqu’à l’épuisement et la perte de vigilance ? Transformer les navires en tour de Babel flottante, n’est-ce pas diluer l’efficacité des ordres aux moments cruciaux ? C’est bien parce que la dimension humaine est primordiale dans l’analyse d’une catastrophe maritime que la complaisance est criminelle. Pour les hommes. Pour l’environnement.

Fin programmée des marines marchandes

Ainsi enclenchée, la spirale infernale de la concurrence sans fin a fini par détruire les marines marchandes dans tous les pays d’Europe. Dans les instances internationales de la profession, à l’Organisation maritime internationale (OMI), la voix des profiteurs de la complaisance prime sur celle des États maritimes qui doivent supporter les conséquences des marées noires. Certains prônent l’acceptation de la complaisance et l’intensification des contrôles dans les ports. Mais quand ils existent, ils ne portent jamais sur les équipages.

Serge Garde

Publié avec l’aimable autorisation du journal l’Humanité.

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