De l’investigation au roman / Le Robert 2003

Jeudi 4 septembre 2003 — Dernier ajout vendredi 27 mars 2009

De l’investigation au roman / Le Robert 2003

Nouvel Observateur Hebdo N° 2026 - 4/9/2003

De l’investigation au roman

Le Robert 2003

Spécialiste des enquêtes au long cours sur les affaires financières les plus troubles, Denis Robert est aussi romancier. Une autre façon pour lui de continuer à traquer le réel

Denis Robert collectionne les ennemis et les ennuis. C’est son métier. Pour nous reposer, il écrit des romans. Dans « Une ville », subtil chassé-croisé de sans-états d’âme dans une sous-préfecture de l’Est, il y a ce procureur : Auguste Pierron. Douze ans qu’il est chef du parquet et qu’il se lisse la moustache d’un air pensif. Approchons-nous de son bureau : il a l’air absorbé. En réalité, il fait des ronds sur des feuilles. Observons la corbeille : elle est pleine de feuilles avec des ronds. Toutes les décisions importantes du tribunal passent par lui. Il y a trente ans, c’était un magistrat qui se sentait investi d’une mission. Aujourd’hui, il joue avec des trombones et se promène dans les couloirs. Il justifie ce lent revirement par ce qu’il appelle le « principe de réalité ». Denis Robert s’amuse. Et nous aussi.

L’impertinent a commencé sa collection d’ennemis, en 1983, en sillonnant la Lorraine à bord de la vieille Renault 11 blanche de fonction de « Libération ». Il est correspondant à Metz et décrit avec minutie les péchés mignons des élus locaux - cette manie qu’ils ont de construire d’énormes ronds-points en rase campagne. Les « affaires » ne sont pas encore à la mode. Le journaliste marche seul sur la passerelle reliant le monde politique au grand capital. L’affaire Longuet, c’est lui. Enorme scandale. « Denis avait mesuré l’effet de la horde avec l’affaire Villemin, raconte une ancienne de "Libé", et il s’est mis à travailler seul comme défricheur, loin de la meute, ce qui en faisait parfois un partenaire compliqué dans une rédaction. En même temps, il ouvrait de nouveaux filons. »

Pendant dix ans, il va multiplier les révélations - Carignon, Balladur, Emmanuelli, Chirac. Au journal, on l’appelle « monsieur fausses factures ». C’est un solitaire, persévérant et débordé. Une vedette, mais modeste. Quelque chose de Columbo dans l’allure. Décoiffé, un peu gauche, chaleureux. Toujours inquiet de rater le dernier train pour Metz et le baiser du soir à ses filles. Il agace aussi. Trop narcissique, jamais sur « pause ». Mais on l’estime. Le pouvoir de la presse, il s’en sert.

En 1996, avec sept magistrats européens de la trempe de Van Ruymbeke, il lancera le flamboyant « appel de Genève » contre les paradis fiscaux où disparaît l’argent public. Ses amis se souviennent d’un garde du corps qui le suivait jusque dans les rayons de son Monoprix. Un beau jour, il a quitté « Libé ». « Les vieux maos ont abandonné la lutte des classes pour la lutte contre le cholestérol », a-t-il dit, convaincu avec Noam Chomsky que la presse œuvre, à grands coups de concepts euphémisants, à la « fabrication du consentement ».

Depuis, il écrit. Sur la décomposition sociale (« Tout va bien puisque nous sommes en vie ») ou l’amour charnel, ce paradis accessible (« le Bonheur »). Comme celles de Pierre Péan, ses enquêtes font mal. Dans les rédactions, son journalisme engagé fait ricaner les ricaneurs, et quelques confrères de l’investigation passent leurs nerfs sur lui. « Embryons de scandales jetés aux quatre vents », a écrit « le Monde » avec un certain dépit. Qu’importe, lui continue.

Il y a deux ans a commencé la collection d’ennuis. A force de s’obstiner, il est parvenu au cœur du système : au Luxembourg, chez Clearstream, mère de toutes les banques. Gare de triage du capitalisme mondial où circule de l’argent sale, celui de la drogue, du trafic d’armes, des dictatures, de Ben Laden. Dans « Révélations » (2001) et « la Boîte noire » (2002), le journaliste peint cette institution en grande lessiveuse planétaire. Une quarantaine de paradis fiscaux goûtent l’ombre d’une comptabilité secrète. Vingt cartons de documents pour étayer tout ça. Depuis, ça n’en finit plus. Les plaintes arrivent du monde entier. Il gagne les procès. Un par un. Usant. En deux ans, 700 huissiers sont venus sonner à sa porte. Combien de jours cloîtré dans son bureau près de la gare de Metz à préparer sa défense ? Et pourquoi tant d’acharnement à travers l’Europe, une petite caméra numérique au poing, pour filmer des blanchisseurs repentis et des juges anticorruption en dépression avancée ? Difficile pour qui n’a pas lu « Portrait de groupe avant démolition » de comprendre cette obsession.

C’était pendant l’hiver 1996, quand les thermomètres ont gelé. Un homme aborde Denis dans un café de Metz : René Taesch, qui tient sous le bras un grand carton à dessins. Dedans, des photos. Sa vie, la rue, les gueules cassées, l’infortune. Denis les a publiées. « J’entrevois un lien entre l’enrichissement anormal de certains cabinets d’affaires japonais, allemands, français, panaméens ou américains et la mort lente des SDF dans les rues de Metz, écrit-il. Je patine avec mes questions : « Où passe l’argent ? » « Où se dilue la responsabilité des hommes ? » « Où s’évanouissent les scrupules ? » » Plus loin : « En début de chaîne, des petites mains pianotent sur les touches d’un ordinateur pour virer des subsides de Londres à Hongkong. En bout de chaîne, des hommes se couchent en attendant Godot et la broyeuse. »

Anne Crignon

« Une ville », par Denis Robert, Julliard, 380 p., 21 euros.

Denis Robert a 45 ans. Il vit à Metz. Pendant douze ans, il a été journaliste à « Libération ». Il publie des enquêtes, « Pendant les "affaires", les affaires continuent… », Stock ; et des romans, « Je ferai un malheur », Fayard, et « Révolte.com » aux Arènes. Cet été, il buvait de la bière sur la plage de Sète.

Anne Crignon

© Le Nouvel Observateur

Publié avec l’aimable autorisation du Nouvel Observateur.

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Pour plus de précision visitez le blog de Denis Robert : la domination du monde.

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