Enquête sur les silences du gendarme de la Bourse

Dimanche 6 mai 2007 — Dernier ajout mardi 8 mai 2007

Enquête sur les silences du gendarme de la Bourse

L’Autorité des marchés financiers est attaquée pour « entrave à la justice » dans le cadre de l’affaire Rhodia, qui implique le ministre Thierry Breton.

Par Nicolas CORI

QUOTIDIEN : Vendredi 1er septembre 2006 - 06 :00

Le gendarme de la Bourse attaqué pour « faux et usage de faux » ainsi qu’ « entrave au bon fonctionnement de la justice », cela fait légèrement désordre dans le monde feutré de la finance. C’est pourtant le dernier rebondissement de l’affaire Rhodia, dossier aux multiples ramifications judiciaires (lire ci-contre). Comme l’indiquait mercredi le Canard enchaîné, le financier Hughes de Lasteyrie, actionnaire minoritaire de Rhodia à l’origine de l’affaire, a déposé fin juillet une plainte contre X qui vise Michel Prada et Gérard Rameix, respectivement président et secrétaire général de l’Autorité des marchés financiers (AMF).

Les deux hommes sont accusés d’avoir censuré certaines parties du rapport d’enquête rédigé sur Rhodia pour faire plaisir à Thierry Breton, ancien administrateur de Rhodia. Puis d’avoir trompé la justice, qui enquête sur le même dossier, en lui transmettant le rapport minoré des charges les plus graves. Une instruction judiciaire risque donc maintenant d’être ouverte, dont l’objectif sera d’enquêter sur l’enquêteur. De quoi rendre totalement schizophrène le gendarme de la Bourse, qui conduit parallèlement une procédure de sanctions vis-à-vis de dirigeants de Rhodia…

Omissions. A l’origine de cette plainte, la découverte par Lasteyrie, à la fin de l’année dernière, de l’existence de deux rapports d’enquête rédigés par l’AMF. L’un daté du 20 janvier 2005, fournissant beaucoup plus d’éléments à charge que le second, daté du 1er mars 2005, sur la manière dont le groupe chimique aurait travesti ses comptes. Parmi les omissions relevées par Lasteyrie, la mention de fraudes commises pour minorer les sommes que Rhodia devra débourser pour assurer les retraites de ses salariés ou survaloriser les sociétés Albright & Wilson et Chirex, deux de ses filiales, dans les années 2000, 2001 et 2002. Soit au moment même où Thierry Breton occupait le poste de président du comité des comptes du groupe (ce qu’il a fait de 1998 à 2002), ce qui aurait pu lui valoir d’être poursuivi par l’AMF. Et comme par hasard, l’écriture du deuxième rapport s’est terminée au moment même où Breton prenait le poste de ministre de l’Economie et des Finances ­ le 25 février 2005. « Je vous accuse d’avoir délibérément refusé de constater les fraudes les plus graves commises par les dirigeants de Rhodia de 2000 à 2002 » pour « étouffer un des plus grands scandales financiers touchant la place de Paris, dans lequel des dizaines de milliers d’actionnaires ont été spoliés », avait écrit Lasteyrie à Rameix en janvier.

L’AMF s’était alors défendu en expliquant que le premier rapport était en fait un « prérapport » qui, comme c’était l’usage, avait fait l’objet de « plusieurs relectures » avant d’être modifié. Quant au second rapport, il aurait été établi le 23 février (soit deux jours avant la nomination de Breton), même si sa diffusion datait bien du 1er mars. Conclusion du gendarme de la Bourse, il est « diffamatoire d’avancer publiquement que l’AMF a pu, sous l’effet de pressions, réécrire à la hâte un rapport d’enquête et soustraire des éléments substantiels ». Des arguments qui n’ont pas convaincu Lasteyrie, d’autant que l’AMF, contrairement à ses menaces, n’a pas porté plainte contre lui pour diffamation. Le financier a même trouvé dans les tentatives de justification du gendarme de la Bourse de nouveaux éléments à charge.

Irréaliste. Ainsi, pour se défendre d’avoir subi des pressions de Breton, l’AMF avait laissé entendre que le ministre de l’Economie n’avait rien à voir avec l’affaire. « A aucun moment de leur enquête les inspecteurs n’ont envisagé d’auditionner M. Breton, alors que celui-ci n’était pas ministre à l’époque à laquelle se déroulait l’enquête », indiquait un communiqué de l’autorité. Dans un entretien au Herald Tribune, Rameix avait ajouté que « la plupart des personnes travaillant sur l’affaire ne savaient même pas que Breton était le président du comité d’audit de Rhodia ». Une hypothèse totalement irréaliste : l’information était dans tous les rapports annuels de Rhodia, et les inspecteurs avaient en main la plupart des PV de conseils d’administration et de comités d’audit auxquels Breton a participé. « Si Breton n’a pas été inquiété, explique Lasteyrie à Libération, c’est parce qu’il était un membre éminent de l’establishment financier français (ex-PDG de Thomson Multimedia et de France Télécom, ndlr) . Et parce que la France se comporte comme une république bananière quand il s’agit de juger ses élites. » Autre preuve, selon lui, de la mansuétude de l’AMF vis-à-vis des puissants : Jean-René Fourtou, ancien PDG de Rhône-Poulenc, maison mère de Rhodia ­ aujourd’hui à la tête de Vivendi ­, n’a pas non plus été interrogé par les inspecteurs, alors qu’il était le véritable homme fort de Rhodia.

Liste des accusés. Avec cette plainte, Lasteyrie est sûr que la justice, qui enquête parallèlement sur l’affaire, ne se contentera pas des conclusions finales de l’AMF. Et il peut même espérer que le gendarme de la Bourse se déjuge. Aujourd’hui, seules quatre personnes sont poursuivies (Jean-Pierre Tirouflet, l’ancien PDG, Yves-René Nanot, le président actuel, et deux commissaires aux comptes), Breton ne faisant pas partie de cette liste. Mais le dossier est entre les mains du rapporteur de la commission des sanctions de l’AMF, Marielle Cohen-Branche, une conseillère à la Cour de cassation, indépendante de Rameix et de Prada, qui peut demander à ajouter des noms à la liste des accusés. Celle-ci semble avoir du mal à conclure son rapport : saisie en avril 2005, elle n’a toujours rien rendu. L’AMF était, hier, incapable de dire quand la moindre sanction pourrait intervenir.

La plainte de Lasteyrie risque de lui compliquer encore la tâche.

© Libération

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