Executive Outcomes : Les nouveaux chiens de guerre

Jeudi 2 mai 1996 — Dernier ajout mercredi 5 septembre 2007

Executive Outcomes : Les nouveaux chiens de guerre

L’Express du 02/05/1996

par Vincent Hugeux

Des mercenaires sud-africains font régner l’ordre en Sierra Leone. Au profit des sociétés minières.

Rivés aux tables de roulette ou de poker, les négociants libanais de Freetown, piliers du casino Lagoonda, misent en gagne-petit. Ils flambent comme d’autres vont pointer : par habitude et sans entrain. Accoudé seul au bar, les yeux mi-clos, Fred Marafano dilue son ennui dans un verre de whisky-soda. A quoi rêve ce colosse fidjien, ancien des SAS britanniques ? Aux langueurs pacifiques de son île natale ? Ou au prochain assaut contre les rebelles du Front révolutionnaire unifié (FRU), à la tête des mercenaires d’Executive Outcomes (EO), société sud-africaine chargée par contrat de pacifier la Sierra Leone ? Peut-être Fred songe-t-il aussi à la destinée insolite de ce minuscule Etat ouest-africain, coincé entre le Liberia et la Guinée, réduit à confier sa sécurité - et celle de ses mines de diamant, d’or, de titane ou de bauxite - aux anciens gardes-chiourme de l’apartheid.

Trois jours plus tard, le géant au teint mat bat la semelle sur le tarmac de l’aérodrome Hastings. Malgré sa moustache drue, sa tignasse ondulée et l’aigle martial tatoué sur l’avant-bras, le Fidjien a des pudeurs de chaisière.

« Journaliste ? Oh ! la la ! un pestiféré ! »

N’exagérons rien : il suffira, pour amadouer le « conseiller militaire » - seul label toléré - d’exhiber le récit de ses récents exploits, parus dans Raids, le mensuel des aventuriers en tenue de combat. Fred évoque alors avec feu la ferveur électorale des Sierra-Léonais et l’effacement de la junte, le 29 mars, au profit d’Ahmed Tejan Kabbah, élu président deux semaines auparavant.

Pour un peu, on en oublierait que les stratèges d’Executive Outcomes ont, ici comme naguère en Angola, inversé le cours d’une guerre civile. Lorsque, en mai 1995, l’avant-garde débarque, la guérilla menace les abords de la capitale. D’autant que, enrôlés pour entraver son avancée, les Gurkhas, héritiers des supplétifs népalais de l’armée britannique, ont plié bagage après la mort en opération de leur chef, Bob McKenzie. En quelques semaines, les « chiens de guerre » sud-africains dégagent la péninsule de Freetown, reconquièrent le district de Kono - Koidu et ses environs - et nettoient le Sud-Ouest, là où abondent titane et bauxite. L’armée régulière ? Elle ne l’est que dans l’échec, la couardise et la vénalité. Encombrée de milliers de traîne-savates recrutés à la hâte, guère entraînée, piteusement équipée, la troupe sierra-léonaise pille les villages, fuit au premier coup de feu, traquant plus volontiers le diamant que l’insurgé. Par-dessus tout, le paysan craint le sobel, soldat le jour, rebelle à la nuit tombée. « J’ai moi-même toutes les peines du monde à faire la différence », concède un officier d’EO. Appelés l’été dernier à la rescousse de deux villages assiégés, ses hommes envoyèrent ad patres plusieurs dizaines des soldats qu’ils étaient censés encadrer.

Tous vétérans aguerris

Un trophée de plus au tableau de chasse d’Eeben Barlow, fondateur et directeur général d’EO. Son parcours lui vaut l’estime de ses pairs : l’officier, né en Rhodésie (le futur Zimbabwe), servit dans le 32e bataillon Buffalo, une unité de durs à cuire, puis dans les services secrets. En 1989, il accède à la tête du Bureau de coopération civile, hantise des militants antiapartheid.

De sa villa du quartier huppé de Pretoria, Barlow, un gaucher blond, svelte et avenant, pilote ses 2 000 à 3 000 employés en battle-dress - dont environ 500 affectés en Sierra Leone et 80% de Noirs - tous vétérans aguerris, formés dans les rangs des SAS, des Selous Scouts rhodésiens, des marines américains, de l’Armée rouge ou des forces spéciales sud-africaines. Les uns ont sévi, en Namibie, dans la police paramilitaire Koevoet, les autres au sein des commandos Recce, en Angola - où ils épaulaient alors l’Unita d’un Jonas Savimbi bientôt combattu. Chez Barlow, les candidatures affluent. La solde, il est vrai, a de quoi séduire les guerriers désœuvrés : près de 8 000 francs par mois pour un fantassin noir ; dix fois plus pour le haut gradé blanc. Et l’intendance suit. Sur l’aéroport Lungi, à Freetown, on aperçoit parfois en bout de piste un hélicoptère russe Mi-17 repeint en vert bouteille. Le jet gris, noir et or garé tout à côté signale la présence en ville de quelque ponte de la société. En opérations, EO peut compter sur les raids d’Alpha Jet nigérians et puise dans l’arsenal de l’armée du coin : hélico d’assaut Mi-24 E, servi par un équipage russo-biélorusse, véhicules de transport de troupes blindés et Land-Rover coiffées d’une mitrailleuse lourde.

Affable, le colonel Rudolph Van Heerden, 42 ans, reçoit en treillis de camouflage au cœur de son quartier général de Koidu. Si ce barbu au front dégarni, surnommé « Ruf », est un chien de guerre, il a de la race. Lévrier plutôt que pitbull. A mi-chemin du mercenaire chevronné et de l’administrateur colonial. Le colonel, natif de Namibie, cultive ici un profil de proconsul, convoquant au besoin la population - ce fut le cas le 1er décembre dernier - ou présidant une réunion des chefs coutumiers.

Ruf ne se borne pas à animer, quand bon lui semble, des séances de coordination avec le commandement militaire local. Il a fondé, en octobre 1995, le Comité consultatif de Kono (KCC), instance « apolitique et non lucrative ». « Excellent pour recueillir des informations sur les activités de l’ennemi », avoue-t-il. De même, la colonel s’évertue à attirer dans son protectorat les agences humanitaires. Elles rechignent ? Qu’à cela ne tienne : les hommes de Ruf paient de leur personne. On les voit livrer des sacs de riz à la mission catholique ou des médicaments pour l’hôpital. Et il leur arrive de payer tout court. « Executive Outcomes nous a fait don de 50 000 dollars (250 000 francs) pour financer l’organisation du scrutin présidentiel », note James Jonah, ancien secrétaire général adjoint de l’ONU et patron de la Commission électorale. Dans le sud du pays, EO aurait, selon un initié, copieusement arrosé les militaires, afin de les dissuader de saboter la consultation.

Tour à tour vigiles, dames patronnesses et gardiens des urnes, les mercenaires de Barlow polissent leur image, loin de Bob Denard et des « affreux » du Katanga. Et ça prend. « Eux seuls jouissent de la confiance du peuple, soutient un prêtre de Koidu. Ils ont fait du bon boulot. » Lorsque, faute d’avoir reçu leur dû de Freetown, les « conseillers » ont menacé, en décembre, de décamper, un vent de panique a soufflé sur les enclaves protégées. « Qu’ils partent, et Kono tombe en deux jours, prédit un chauffeur. Pour la troisième fois en quatre ans. »

Aucune voix discordante ne trouble le concert de louanges. Pas même celle de l’éminence onusienne James Jonah : « Des pros, disciplinés et efficaces, qui épaulent le gouvernement légal dans sa lutte contre un banditisme des plus vicieux : rien de gênant, avance-t-il. Leur passé importe peu. Je les juge sur leur action, ici et maintenant. » Certes, il y eut, le mois dernier, un message du jeune général Julius Maada Bio, patron de la junte sortante, invitant les bienfaiteurs à alléger leur dispositif. Mais il suffit d’une rencontre au sommet à Freetown pour ébaucher un compromis. Un signe : le 28 mars, à l’heure de fêter le retrait de la scène du même Bio, les intrus figuraient en bonne place parmi les invités. Et peu leur importe que la République d’Afrique du Sud de Nelson Mandela, alarmée par le tort que causent à son image de tels émissaires, cherche en vain à les museler.

On entend des vieux routiers du continent noir établir un distinguo entre « le mercenariat à la Denard », proscrit à jamais, et le « mercenariat contractuel », jugé acceptable. « En vérité, nuance un diplomate, là où ils agissent, les "Sud-Af’’ recolonisent l’Afrique. »

Mais quelle Afrique ? Celle dont les entrailles recèlent des trésors. Eeben Barlow peut bien répéter qu’il œuvre pour la paix, la stabilité et la démocratie. Sous ce noble prétexte, ses hommes sauvegardent le pactole des compagnies minières privées. Executive Outcomes n’est d’ailleurs que le bras armé d’une vaste nébuleuse d’où émerge Branch Energy (BE). La société, établie au Royaume-Uni, dont le directeur général, Tony Buckingham, s’illustra dans un corps d’élite de l’armée britannique, agirait pour le compte de Heritage Oil, qui compte parmi ses administrateurs l’ancien leader libéral démocrate David Steel, ténor du Parlement londonien. Qui l’eût cru ? Maints experts voient planer sur la Sierra Leone l’ombre de De Beers. Mais, non content de dénoncer les gros bras d’Executive Outcomes, le géant sud-africain du diam’ nie farouchement tout lien organique avec Branch Energy. Reste que l’un des animateurs de BE à Freetown travailla jadis pour la De Beers. Et que l’on voit mal celle-ci délaisser un tel paradis.

Le colonel Rudolph Van Heerden, qui circule à Koidu au volant d’un 4 T 4 blanc aux armes de Branch Energy, l’admet sans détour : « Nous venons d’une même matrice. Mais à chacun son contrat. Executive Outcomes a le sien. Et Branch Energy négocie, de son côté, des droits d’exploitation minière. » Elle aurait ainsi obtenu, à Kono, une immense concession de kimberlite, roche volcanique farcie de diamants. « Un investissement énorme pour un rendement fabuleux », chuchote un négociant.

Le champ de manœuvre ? Quiconque survole Koidu l’entrevoit : un ruban d’eau terreuse, presque croupie, rivière jalonnée de tranchées où pataugent, batée en main, les forçats du gravier. Ils cheminent chaque matin en colonnes vers leurs fosses, pelle et pioche sous le bras. Si cette bataille a son armée des ombres, elle a aussi ses chars d’assaut : pelleteuses, foreuses, bulldozers et rouleaux compresseurs. Les uns rongés par la rouille. Les autres flambant neufs, tels les mastodontes jaune vif garés dans l’enceinte grillagée de Branch Energy. Les enjeux du Kriegspiel minier dictent le calendrier des mercenaires. Ainsi, les connaisseurs jugent imminente une opération d’envergure à mi-chemin de Bo et de Koidu. Dès septembre, un chantier titanesque s’ouvrira non loin de là : on déviera le cours d’un fleuve afin de ratisser le site alluvionnaire.

Cet émissaire français s’en étonne encore. Reçu voilà peu par le haut-commissaire britannique à Freetown, il fut cueilli à froid par une question inattendue : « Dear Sir, connaissez-vous Executive Outcomes ? » Si les Américains lorgnent les gisements d’or de Magburaka (Centre), Londres témoigne aux « conseillers » sud-africains une touchante sollicitude. On aperçut ainsi, récemment, leurs chefs à la réception d’adieu de l’attaché militaire de Sa Majesté. Commentaire grinçant d’un témoin : « Les Anglais ont au moins le mérite de la cohérence. Se sentant ici chez eux, au point de bourrer les urnes, ils veillent d’un œil jaloux sur les ressources du sous-sol et misent sur le savoir-faire d’EO. » Dans la foulée, Eeben Barlow songe à étendre sa sphère d’influence. Après l’Angola, l’Ouganda et la Sierra Leone, il envisage de prendre pied au Liberia voisin, où la guerre civile fait de nouveau rage, ou à São Tomé. De même, s’ils ont décliné une offre venue de Bosnie, les Sud-Af’ auraient été sollicités par les régimes soudanais, algérien et saoudien.

On ne prête qu’aux riches. Fussent-ils riches de la richesse des pauvres.

© L’Express.

Publié avec l’aimable autorisation du magazine L’Express.

Visitez le site du magazine L’Express.

Revenir en haut