La Suisse, coffre-fort des politiques français

Vendredi 5 avril 2013

La Suisse, coffre-fort des politiques français

Myret Zaki

Rédactrice en chef adjointe du magazine « Bilan » à Genève

Tout se passe comme si, pour la première fois dans l’histoire, un politicien français avait eu un compte non déclaré en Suisse. Mais de qui se moque-t-on ? cessons un instant d’hyperventiler et intéressons-nous aux chiffres. Sur les quelques 830 milliards d’euros d’avoirs en Suisse, on peut estimer à peu près de 166 milliards les avoirs français exilés, soit un montant presque équivalent aux avoirs allemands abrités du côté helvétique de la frontière. Selon diverses études (KPMG, Helvea), ces avoirs européens sont à 90 %-98 % non déclarés à leur pays d’origine. Sur les 166 milliards estimés pour la France, quelques 60 milliards seraient gérés non pas des banquiers suisses, mais par des succursales de banques française en Suisse.

Or 166 milliards d’euros, cela fait un peu plus que les 600 000 euros de Jérôme Cahuzac. Et l’argent de politiciens français s’y trouve en bonne place. Souvenons-nous des comptes suisses de Jean-Marie Le Pen, dissimulés à la banque UBS, puis transférés chez Darier. C’est Pierrette Le Pen, son épouse, qui en a fait état à la presse suisse en 1997. Une enquête de Swissinfo en 2002 a même révélé le numéro de compte de M. Le Pen à l’UBS. Et on parlait alors de 8 millions d’euros, soit 13 fois plus que les avoirs de Jérôme Cahuzac. Pourtant les autorités françaises n’ont pas, à ce jour, ouvert d’enquête à la suite de ces soupçons fondés, et n’ont pas demandé de renseignements à la Suisse.

C’est le regard sur la fraude fiscale internationale qui a radicalement changé suite à la récession postcrise de 2008 qui a conduit au surendettement des Etats. Rappelons que, depuis 2009, les nouvelles conventions de double imposition négociées par la Suisse la forcent désormais à lever le secret bancaire pour des cas de soustraction fiscale, ce qui n était pas admis en droit suisse, la soustraction fiscale n’étant pas jusque-là assimilable à une infraction préalable au blanchiment, seul motif alors valable pour lever le secret.

Sur la place de Genève, les avoirs liés à des politiciens français ne sont pourtant qu’un demi- secret, et des émissaires continuent d’aller et venir. On sait en outre qu’un banquier privé genevois a longtemps géré depuis ses bureaux de Vevey (pour plus de discrétion) les avoirs du mari de l’actionnaire principal de l’Oréal, André Bettencourt, homme politique français décédé en 2007. Est-il nécessaire de préciser que, depuis l’après-guerre, les banques privées de la place de Genève ont servi de refuge des plus commodes aux politiciens français pour dissimuler les revenus annexes à leur fonction ? C’est même une des activités principales du private banking traditionnel, y compris, répétons-le, celui pratiqué par les succursales de banques françaises, bien que celles-ci se défendent énergiquement de gérer des avoirs français depuis la Suisse.

Si Jérôme Cahuzac pouvait parler, il dirait donc qu’il n’est pas le seul. Peut-être ajouterait-il que ses collègues ayant d’emblée choisi d’autres places financières (Singapour ou Nassau) pour dissimuler leurs avoirs ont été plus malins que lui. Les demandes d’information françaises à Guernesey ou aux Iles Vierges britanniques ne recevraient pas, selon toute probabilité, le même accueil qu’en Suisse. Surtout si, comme l’argent de la plupart des potentats, celui-ci est organisé sous forme de structures complexes (trusts et sociétés offshore sous jacentes), qui sont les véritables schémas de l’évasion fiscale moderne. Ces schémas, avec la hausse continue de la charge fiscale dans les pays de l’OCDE, et en particulier en France et en Allemagne, ont de beaux jours devant eux et constituent le véhicule de choix des plus grandes fortunes françaises. Et ces structures domiciliées bien loin de la Suisse, le gouvernement français n’est pas prêt d’en soupçonner l’existence.

Le Monde daté du vendredi 5 avril 2013 page 20.

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