Pasqua joue son sort à la roulette

Dimanche 4 novembre 2007

Pasqua joue son sort à la roulette

En 1994, contre l’avis de ses services, le ministre a autorisé l’ouverture du casino d’Annemasse. Il est soupçonné de « corruption ».

Fabrice Tassel

LIBERATION.FR : vendredi 2 novembre 2007

Article paru dans Libération le 13 juillet 2001.

Pourquoi Charles Pasqua a-t-il, en 1994, accordé à un de ses proches, Robert Feliciaggi, l’autorisation d’exploiter le casino d’Annemasse, alors que les autorités administratives et policières prônaient la solution inverse ? Faute d’apporter des réponses convaincantes à la justice, l’ancien ministre de l’Intérieur pourrait voir ses ennuis judiciaires ­ il a été mis en examen trois fois depuis fin mai ­ s’alourdir (1). Charles Pasqua fustige un « acharnement judiciaire », tempête contre « une campagne visant à [l]’abattre.

On utilise le dénigrement, la diffamation, la presse ». Les juges, eux, semblent convaincus que cette autorisation a un lien avec un financement illégal du RPF, comme en témoignent leur demande de réquisitoire supplétif pour « corruption », accordé mercredi par le parquet, et les deux perquisitions menées le même jour au ministère de l’Intérieur. Si les juges aboutissent, le basculement judiciaire pour Charles Pasqua sera dangereux et spectaculaire : la mise en cause d’un ministre se traite en Cour de justice de la République.

Réserves. Le décorticage du processus ayant abouti à l’ouverture du casino d’Annemasse recouvre, de fait, plusieurs zones d’ombre. Longtemps, ce projet est resté bloqué entre des avis négatifs de la Commission supérieure des jeux et des refus ministériels. Dès 1985, des investisseurs, dont Toussaint Luciani, aujourd’hui élu corse, et un homme d’affaires, Robert Azoulay, engagent des discussions avec Robert Borrel, le maire d’Annemasse. Ce dernier est intéressé, un casino permettrait de renflouer les caisses de la commune.

En 1987, le conseil municipal donne son accord. Les discussions se poursuivent, mais Robert Borrel, un peu méfiant, ne se presse pas. En 1991, apparaît un second groupe d’investisseurs, emmené par Robert Feliciaggi. L’homme est un professionnel du jeu. En avril 1991, il a fondé Fortune’s Club, une société de jeux et de loisirs au Cameroun, ainsi que la Société des grands casinos du côté français. Un premier dossier est présenté en novembre 1991 à la Commission supérieure des jeux, qui émet un avis négatif, suivi par le ministre de l’Intérieur Philippe Marchand. Une demande est à nouveau déposée par Robert Feliciaggi en septembre 1992, qui entraîne la même réponse de la Commission supérieure des jeux, également suivie par Paul Quilès, devenu le patron de la place Beauvau. Dans les deux cas, les autorités font valoir le nombre déjà important de casinos dans la région (Divonne-les-Bains, Evian, Annecy, Chamonix…). « Un argument à la fois objectif et subjectif, qui dépend de la doctrine du moment à l’égard des jeux », estime un haut fonctionnaire.

Mais en 1991, comme en 1992, un autre argument est avancé. La sous-direction des courses et des jeux des Renseignements généraux ainsi que la Direction des libertés publiques et des affaires juridiques (Dlpa) du ministère de l’Intérieur émettent des réserves sur la personnalité des candidats, Robert Feliciaggi et ses partenaires, en soulignant notamment que Feliciaggi est l’associé de Michel Tomi, condamné en 1976, aux côtés de 17 prévenus, dans une affaire de détournement de fonds au casino de Bandol.

Charles Pasqua devient ministre de l’Intérieur le 30 mars 1993. En juillet, Robert Feliciaggi et ses associés déposent un dossier pour exploiter le casino de Grasse, la ville natale du ministre. Pasqua suit l’avis négatif de la Commission des jeux, motivé par les liens entre Robert Feliciaggi et Michel Tomi. Une note de la commission estime que « la présence de ces personnalités controversées a largement suscité le refus » d’autoriser l’exploitation du casino de Grasse, mais aussi les refus de 1991 et 1992 pour Annemasse. A cette date, donc, Charles Pasqua prend en compte les avis techniques réservés des RG sur le profil de Robert Feliciaggi.

Volte-face. Rapidement, pourtant, ces derniers vont évoluer, ainsi que Charles Pasqua. Le 27 janvier 1994, un troisième dossier défend la candidature de Feliciaggi à Annemasse. Les RG estiment que leurs doutes se sont dissipés et accordent un avis favorable. La Dlpa reste opposée, et la Commission supérieure des jeux ordonne un supplément d’information. En mars 1994, les RG rendent un nouveau rapport favorable : « Les doutes exprimés par le passé s’avèrent infondés (…). Aujourd’hui, rien ne permet de douter de l’honorabilité » des futurs acquéreurs. Que s’est-il passé pour qu’un an après avoir suggéré l’impossibilité que Feliciaggi acquière le casino de Grasse les RG fassent subitement volte-face ? C’est une des questions que les juges souhaitent résoudre. En dépit de cet avis, la Dlpa, puis la Commission supérieure des jeux ­ à une quasi-unanimité ­ opposent toujours leur veto. « L’origine géographique des fonds des candidats (le Congo, notamment, où Robert Feliciaggi a bâti une grande partie de sa fortune, ndlr) a inquiété les membres de la commission », raconte un proche du dossier.

Pourtant, le 20 avril 1994, Charles Pasqua, qui dispose d’un pouvoir discrétionnaire, autorise Robert Feliciaggi à exploiter le casino d’Annemasse. « Un avis de la commission n’a jamais lié un ministre, mais c’était une situation inédite », estime un ancien membre de la Commission des jeux. Dès juin 1994, Robert Feliciaggi entame des discussions avec Jean-Claude Aaron, autre poids lourd des jeux français, qui estime que « Feliciaggi a joué et a gagné ». « J’ai rencontré une ou deux fois monsieur Feliciaggi, qui ne m’a jamais caché qu’il voulait acheter pour revendre. En fait, il a revendu l’autorisation d’exploitation », expliquait à Libération, en mars, Robert Borrel, le maire d’Annemasse. En mars 1995, Feliciaggi a effectivement vendu cette affaire, pourtant laborieusement acquise, trois jours après un nouvel avertissement de la Dlpa, menaçant de retirer l’autorisation.

Un an après son ouverture, le casino d’Annemasse n’était en effet toujours pas équipé du moindre jeu de table. « Personne n’ignorait que Feliciaggi réalisait une opération purement spéculative », explique un spécialiste des jeux. Robert Feliciaggi empoche 100 millions de francs (15Êmillions d’euros), dont les juges soupçonnent qu’une partie a servi à financer la campagne du RPF en 1999. Le revirement de Charles Pasqua, refusant à Robert Feliciaggi l’autorisation d’exploiter le casino de Grasse, avant de l’accorder, seulement huit mois plus tard, à Annemasse, semble donc poser question. Pour l’heure, l’ancien ministre de l’Intérieur répète que le financement du RPF n’a rien à voir avec la vente du casino d’Annemasse.

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