Il y a plus grave que le corbeau…

Vendredi 5 mai 2006 — Dernier ajout dimanche 3 juin 2007

Journal l’Humanité

Rubrique Politique

Article paru dans l’édition du 5 mai 2006.

Evénement

Il y a plus grave que le corbeau…

Affaire Clearstream . Entretien avec Denis Robert, écrivain (1) et journaliste qui, le premier, a enquêté sur Clearstream et a consacré plusieurs livres à cette société et à ses pratiques.

Alors que l’actualité révèle l’instrumentalisation politique à laquelle a pu donner lieu l’affaire dite du « corbeau » dans la rivalité qui se joue au sommet de l’État, l’Humanité a voulu revenir sur le scandale financier sous-jacent qui a fait apparaître le nom de la société Clearstream, mettant en cause l’opacité des circuits de l’argent transitant par les paradis fiscaux.

Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à la société Clearstream ?

Denis Robert. C’est un travail qui remonte au temps où j’étais journaliste à Libération. En enquêtant sur le financement de la vie publique, je me suis rendu compte que l’on butait systématiquement sur l’existence des paradis fiscaux. Les nombreux juges que j’ai rencontrés à l’époque avaient le même problème : dès qu’ils faisaient des demandes d’informations de ce côté, cela bloquait. J’ai voulu comprendre comment fonctionnait le monde de l’argent. J’ai fait alors la connaissance d’Ernest Backes, un ancien de Clearstream. Cette rencontre m’a permis d’apprendre que les mouvements d’argent ont une mémoire et que tout est tracé et tout est traçable.

Vous désignez Clearstream comme un poumon de la finance parallèle. Comment cela fonctionne-t-il ?

Denis Robert. Dès qu’on passe les frontières, les informations financières sont concentrées dans des immenses gares de triage. D’où l’importance d’une multinationale de la finance comme Clearstream, qui est présente dans 107 pays et 40 paradis fiscaux. Et on a fait cette énorme découverte : chez Clearstream, il y a un double fond, une fonction qui consiste à dissimuler les transactions bancaires les plus troubles, par le biais de comptes cachés. Cela fonctionne comme un poumon, car énormément de comptes sont ouverts. Aux îles Caïman il y a 400 comptes ouverts, à Monaco 200, à Jersey 600 à 700… Pratiquement un tiers des comptes de Clearstream concernent soit des comptes de sociétés offshore, soit ceux de sociétés financières. Par exemple, BNP-Paribas a un compte dans l’archipel de Vanuatu dans le Pacifique. Et on recense des comptes domiciliés dans des îles quasiment inhabitées, où il n’y a pas de banque. En fait, l’inscription électronique se fait à Luxembourg : il y a juste des changements de propriétaires de compte, mais sans mouvement physique des valeurs…

Ces pratiques sont-elles révélatrices du fonctionnement du système financier international ?

Denis Robert. Évidemment. Il faut savoir que les paradis fiscaux sont aussi des paradis bancaires et judiciaires. C’est le cas du Luxembourg et c’est pourquoi toute enquête s’arrête à ses portes et que Clearstream est très protégé. Sans Clearstream, tout le système s. Ces chambres de compensations jouent un rôle essentiel pour les financiers. C’est aussi pourquoi les journaux, qui sont eux-mêmes financés par ces institutions, ont quelque peine à nous suivre dans cette enquête.

Comment expliquez-vous le harcèlement judiciaire de Clearstream à votre encontre ?

Denis Robert. Ils veulent me faire plier, mais je ne céderai pas. Pour moi, c’est trop tard. Cela sert surtout à intimider les autres. Les comptes d’Enron sont passés par Clearstream, les banques proches du terrorisme aussi ; j’ai beau le dire et le prouver mais on continue de présenter Clearstream comme victime collatérale dans cette affaire… Il y a plus grave que l’histoire du « corbeau » : c’est de la broutille à côté de nos révélations ! Comment imaginer que des gens aussi intelligents que Villepin, Rondot ou Gergorin se soient intéressés à mes listings si tout cela était du vent ? C’est bien la preuve du sérieux de notre travail. Nous subissons le harcèlement de Clearstream, mais nous gagnons ses procès.

Vous avez parié sur la mise au jour de ces agissements pour ébranler le système. Quel bilan en tirez-vous ?

Denis Robert. C’est le verre à moitié vide et à moitié plein. Face au rouleau compresseur, je crois au pouvoir du livre. Mes ouvrages ont été traduits dans plusieurs langues. Beaucoup de jeunes journalistes les ont lus, ils m’appellent car ils veulent comprendre. Il ne faut pas lâcher prise. Comprendre Clearstream, c’est comprendre la planète financière et la mondialisation. Nos démocraties et les politiques œuvreraient pour le bien public en contrôlant Clearstream et en diligentant une enquête au niveau européen.

Vous avez été entendu par les juges sur les listings de Clearstream dans l’affaire du « corbeau ». Quel lien y a-t-il selon vous entre cette affaire et les listes de comptes que vous aviez en votre possession ?

Denis Robert. Il faut se garder de jugements hâtifs. Je suis surpris de la pugnacité des juges, j’espère qu’ils iront jusqu’au bout. Il est évident que l’informaticien Imad Lahoud a utilisé mes documents et que Rondot et Gergorin l’ont chapeauté. Ensuite, à l’enquête de dire quelle est la part de vrai et de faux dans cette affaire. En tout cas, l’hypothèse selon laquelle Gergorin et Lahoud auraient monté tout cela me semble surréaliste. Il doit y avoir une explication que je n’ai pas. Je continue à travailler.

Vous avez écrit un nouveau livre, la Domination du monde, un roman rappelant beaucoup votre enquête. Pourquoi avoir choisi la fiction ?

Denis Robert. C’est un livre sur la vérité. Pour dire comment un journaliste ou un écrivain peut s’en sortir aujourd’hui. C’est beaucoup plus qu’un livre sur Clearstream ou sur la finance. Je pense comme l’écrivain Hunter Thompson que la fiction est la meilleure passerelle pour la vérité. Avec Clearstream, j’ai affronté la réalité à mains nues. J’ai pu mesurer à quel point c’était difficile. C’est une fiction qui permet de raconter la violence de cette histoire.

(1) Révélation$, éditions les Arènes, 21,23 euros ;

La Boîte noire, éditions les Arènes, 20 euros ;

La Domination du monde, éditions Julliard, 20 euros.

Entretien réalisé par Sébastien Crépel

Publié avec l’aimable autorisation du journal l’Humanité.

Visitez le site du journal l’Humanité.

Pour plus de précision visitez le blog de Denis Robert : la domination du monde.

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