Le concept de souveraineté pour faire face au chaos alimentaire mondial

Mardi 16 octobre 2007

ECONOMIE : Le concept de souveraineté pour faire face au chaos alimentaire mondial

Date de parution : Mardi 16 octobre 2007

Auteur : Catherine Morand, Journaliste, SWISSAID

L’invitée.

Le 16 octobre, Journée mondiale de l’alimentation, est l’occasion de rappeler cette incroyable réalité en ce début de XXIe siècle : plus du tiers de la population mondiale souffre toujours de graves insuffisances alimentaires, même si nous produisons largement de quoi nourrir toute la planète. Et sur les 852 millions de personnes qui souffrent de la faim, 70% sont paradoxalement des agriculteurs. Géographiquement, c’est l’Afrique qui paie le plus lourd tribut : 186 millions d’être humains y sont en permanence gravement sous-alimentés.

Or, une telle réalité, on s’en doute, n’est ni le fruit du hasard ni une fatalité. Mais comment une situation agricole et alimentaire aussi inacceptable a-t-elle pu se développer sur le continent africain, le plus touché, et pourquoi se perpétue-t-elle ?

Mais promenons-nous d’abord quelques instants dans les rues de Bamako, Dakar, ou Kinshasa. D’innombrables boutiques vendent du lait en poudre importé de France, des baguettes de pain fabriquées à base de blé américain, ainsi que de la margarine hollandaise. Plus loin, au marché, des boîtes de concentré de tomates viennent d’Italie, des brisures de riz de Thaïlande, des ailes de poulets décongelées de l’Union européenne… Le tout vendu à des prix défiant toute concurrence. On pourrait saluer ce bel exemple de mondialisation et se réjouir que les populations urbaines aient accès à des denrées alimentaires bon marché - même si elles sont aujourd’hui touchées de plein fouet par la récente et forte hausse du blé. Mais le prix payé par les économies africaines est particulièrement lourd.

Les petits producteurs africains sont en effet asphyxiés, ruinés, déstructurés par la concurrence déloyale de produits agricoles et d’élevage issus des agricultures subventionnées des pays européens et américains, qui bradent leurs surplus à des « prix cassés » grâce à la quasi-inexistence de taxes douanières et inondent les marchés des grandes capitales africaines comme des villages les plus reculés. Les populations africaines consomment désormais plus de pain que de céréales produites localement. Les exportations à prix bradés de bas morceaux de poulets congelés de l’Union européenne, exportés vers l’Afrique une fois que les blancs de poulets et de dinde ont été vendus aux consommateurs européens, ont pour effet de démanteler les filières avicoles d’Afrique de l’Ouest et centrale. Avec, à la clé, la suppression de milliers d’emplois. Au Burkina Faso, les éleveurs ne parviennent pas à vendre leur lait, dont le prix est 50% plus élevé que celui des tonnes de lait en poudre déversé sur ce pays depuis l’Europe.

Depuis plusieurs décennies, ce sont le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale qui pilotent les politiques agricoles et commerciales des pays africains, dont la marge de manœuvre est réduite à la portion congrue. Recettes immuables imposées par les institutions financières internationales et, dans la foulée, par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) : démantèlement de toutes les structures permettant aux Etats africains de soutenir leur agriculture et leur élevage, suppression de toute subvention au secteur agricole, baisses drastiques des barrières douanières, promotion d’un ou plusieurs produits disposant d’un « avantage comparatif »… Il est clairement établi aujourd’hui que les conséquences de ces mesures sur les agricultures africaines se sont révélées non seulement désastreuses, mais également iniques : la Suisse et l’Union européenne n’ont-elles pas développé leur agriculture en se protégeant durant plus de quarante ans des importations en provenance de pays plus compétitifs ? Mettre en concurrence sur le marché mondial des agricultures dont les écarts de productivité sont de 1 à 100 - dont les subventions accompagnent uniquement les agricultures les plus compétitives - ne peut qu’être dévastateur.

Ainsi, dans des pays où la petite paysannerie représente jusqu’à 70% de la population totale, les campagnes continuent de se vider de ses forces vives qui, n’arrivant plus à vivre du travail de la terre, quittent leur village pour aller grossir les rangs de ceux qui rêvent d’un travail rémunérateur dans des villes qui ne génèrent que peu d’emplois. Lassés de vivre d’expédients, nombre de ces jeunes gens sautent alors dans la première pirogue venue pour tenter de gagner les côtes européennes où, avec un peu de chance, ils se retrouveront dans des conditions proches de l’esclavage sur les plantations du Sud de l’Espagne…

Face à ce désastre, « Produisons ce que nous mangeons » est devenu le leitmotiv des organisations paysannes confrontées à la rude concurrence des importations alimentaires. C’est ainsi qu’est né en 1996 le concept de « souveraineté alimentaire », lancé par Via Campesina, un mouvement qui regroupe plus de 100 millions de petits producteurs de la planète. Il désigne le droit des populations ou de leurs Etats à définir leur politique agricole et alimentaire sans nuire aux producteurs des autres pays.

Aujourd’hui, producteurs et consommateurs veulent renverser la vapeur. Ils demandent que les Etats et les organismes internationaux reconnaissent le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes et favorisent une juste rémunération du travail des exploitations familiales agricoles. Peu à peu, la souveraineté alimentaire fait son chemin. Au Cameroun, les consommateurs des villes se sont alliés aux agriculteurs pour demander au gouvernement de subventionner la production locale. Ils ont été 700000 à signer la pétition lancée par l’Association citoyenne de défense des intérêts collectifs (ACDIC), à l’occasion de sa campagne « Produisons ce que nous mangeons, mangeons ce que nous produisons ».

Sous nos latitudes également, la petite paysannerie est menacée. Dans l’Union européenne, une exploitation agricole disparaît chaque minute. Si nous poursuivons dans cette voie, c’est toute la petite paysannerie tant au Sud qu’au Nord qui va disparaître. Une véritable bombe à retardement si l’on songe que dans les pays du Sud, la population agricole représente en moyenne 70% de l’ensemble, contre 4% dans les pays européens. Vision d’avenir ? Des hordes de personnes affamées, désœuvrées, incapables de produire ce qu’elles consomment, complètement dépendantes de denrées agricoles et de biens de consommation produits ailleurs, cherchant à émigrer…

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Pour aller plus loin sur ce sujet : Jean Ziegler : En 2002, il est nommé rapporteur spécial de la commission des droits de l’Homme à l’Onu pour le droit à l’alimentation.

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