Brute de guerre et diamant brut

Samedi 26 janvier 2008

ECLAIRAGES : Brute de guerre et diamant brut

Date de parution : Mercredi 23 janvier 2008

Auteur : Alain Lallemand, envoyé spécial à Voorburg (La Haye/NL)

Mutilations, viols, enfants soldats, trafics d’armes et de pierres précieuses sont au cœur du procès de Charles Taylor, l’ex-dictateur du Liberia, devant la Cour pénale internationale.

Encadré de deux policiers se relayant toutes les trente minutes, l’homme est là, à moins de trois mètres. Presque à portée de mains. Mais les siennes portent le sang de 120000 victimes au bas mot, c’est donc nous, le public, que l’unique vitre du tribunal protège. Pourquoi « Dankpannah », l’« homme aux pouvoirs sombres », continue-t-il à fasciner ?

Comme chaque matin depuis l’ouverture du procès, Charles Taylor a quitté tôt la prison de Scheveningen pour permettre son transfert à la Cour pénale internationale. Au plus haut étage du bâtiment, l’ancien président du Liberia est introduit dans la salle d’audience N°2 quelques minutes avant la Cour, le temps de serrer la main de ses conseils. Sur son visage, pas de fatigue. Le poil plus court sans doute, mais pas plus blanc, et juste ce mince pli de graisse à la base arrière du cou que nous n’avions pas remarqué lorsque le bourreau était encore en office à Monrovia. Sans doute est-ce dû au corset du costume bleu nuit, à l’étranglement de la cravate bleu cobalt.

Lorsqu’il parle à voix basse avec ses avocats, Charles Taylor tente le contact physique, un doigt posé sur le dos de la main de l’autre, comme pour souligner le propos. Mais maintenant que la présidente du tribunal s’est assise, les doigts de Taylor s’activent, jonglent avec deux paires de lunettes aux montures fines, pendant que ses regards se posent tantôt sur la présidente ou le témoin du jour, tantôt sur l’écran plat qui orne son banc d’accusé, là où défilent les images des pièces à conviction. Que disent ses yeux ? Lorsqu’il fixe notre siège, Taylor pose un regard mort, deux épingles noires. A plus de cinquante mois de distance reviennent les images d’un autre huis clos : le 11 août 2003, au cœur de Monrovia. Charles Taylor quitte le Pavillon du centenaire, il vient de remettre ses pouvoirs sous les yeux attentifs des présidents du Mozambique, d’Afrique du Sud, du Ghana. Et sous le regard de quelques trafiquants d’armes, eux aussi invités d’honneur.

Encadré de forces spéciales sud-africaines, il passe devant nous, à moins de deux mètres : son regard est alors à la fois triste et inquiet. La troupe africaine de l’Ecomil vient d’investir la ville, quelques pelotons des forces spéciales US ont débarqué au port. Ce soir-là, la guerre s’est éteinte.

Ce même 11 août 2003, Charles Taylor s’envole en catimini pour le Nigeria : une cage dorée dont il tentera de s’enfuir en mars 2006. Un coup de lune qui lui sera fatal : la nouvelle présidente du Liberia autorise son extradition à La Haye, son jugement par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) mais dans les locaux de la CPI. Après un lancement manqué en juin 2007, le procès s’est ouvert le 7 janvier 2008, dans cette cathédrale blanche qui domine le polder.

Depuis le début, l’accusation mène les débats au pas de charge : l’équation « armes contre diamants » qui sous-tend dix années de guerre en Afrique de l’Ouest a été exposée aux premiers jours du procès. C’est ensuite toute l’horreur de la guerre qui s’est invitée à la barre. Jusqu’à ce jour, le pasteur Alex Tamba Teh, 47 ans, du district de Kono, parlait à couvert, témoin protégé. Mais devant Taylor, il tombe le masque. Une nuit d’avril 1998, alors que les tirs et bombardements s’étaient succédé de 3heures à 6h30, des rebelles l’ont emporté, lui et une centaine d’hommes du village, vers la localité d’Igbaleh. Les combattants portaient les insignes de l’Ecomog, la force armée de la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest (Ecowas), mais c’étaient en réalité des rebelles du Front uni révolutionnaire : les alliés sierra-léonais de Taylor.

La marche s’est étendue sur 2 kilomètres. Deux kilomètres de corps. Le pasteur a compté jusqu’à 50, puis compris qu’il n’oublierait pas cette nuit. Arrivé à destination, le « commandant Rocky » a exigé que le pasteur prie pour les autres hommes, puis a demandé qu’on lui apporte sa « bargégé », sa mitrailleuse sur pied. « Rocky » a abattu les 101adultes présents.

L’horreur ne faisait que commencer. « Rocky » a ensuite appelé sa Small Boys Unit (SBU), une compagnie d’enfants soldats de moins de 15 ans, dont certains ne pouvaient même pas porter leur arme. Il leur a demandé de décapiter les corps. Or l’un des enfants les plus jeunes pleurait.

« C’était un tout petit, se rappelle le pasteur. Ils l’ont pris, ont posé son bras droit sur un billot, sectionné son bras à hauteur du poignet. Il hurlait en demandant pourquoi on lui avait fait cela… Ils ont pris son bras gauche, l’ont posé sur le même billot. Puis la jambe gauche, coupée à la cheville. La jambe droite. Il hurlait toujours. Ils l’ont saisi par ses membres, sans mains ni pieds, l’ont jeté dans le trou des toilettes. Au fond du trou, l’enfant hurlait encore. »

Le pasteur racontera comment, plus tard cette même matinée, sa vie fut sauvée après avoir été soumise au vote des commandants : 15-15. Un retardataire - « Rambo » - fit pencher la balance du côté de la vie.

Les débats d’audience ont porté ensuite sur les viols, l’esclavage sexuel, les civils enterrés vivants. « Pourquoi, demande l’accusation, gravaient-ils le torse des civils ? » « Ils prenaient tout ce qui est tranchant, se rappelle le pasteur, et marquaient de leur sigle RUF la poitrine de leurs prisonniers. Même chose dans le dos. C’était pour les empêcher de s’échapper. Un fuyard ainsi « gravé », s’il s’était retrouvé face aux soldats de l’Ecomog, aurait été pris pour un rebelle. Et abattu. »

Malgré le poids des témoignages, Charles Taylor garde l’esprit vif : toujours ces deux mêmes rides horizontales barrant le front, et, à destination de la défense, la valse des Post-it verts pomme lorsqu’un point de l’accusation mérite d’être contredit. Car bientôt, le ton du procès change et, à la barre des témoins, l’accusation ne produit pas que des victimes : elle dispose elle aussi de son quota de salauds. Le 9 janvier dernier, la parole est à Varmuyan Sherif, 39 ans, ancien des Special Security Service (SSS) de Taylor. Un homme qui se présente comme un des gardes du corps les plus proches de l’ex-président, mais qui paradoxalement, au début des années nonante, était un des commandants de bataillon d’une formation qui a combattu Taylor, le United Liberation Movement of Liberia for Democracy (Ulimo).

Son témoignage dure tout un jour et emmène l’assistance dans les arcanes des divers mouvements de guérilla, leurs alliances et ses retournements, les filières d’armes et diamants à travers la brousse, les atrocités « commises par tous sur tous les fronts ». Sur la carte du Liberia et de Sierra Leone, Sherif dessine les routes bitumées, les pistes, les ponts, les zones d’exploitation du diamant.

Politiquement, son récit est une bombe : il prouve que Taylor, président du Liberia, finançait la guerre dans la Sierra Leone voisine en échange de diamants. Varmuyan Sherif affirme avoir été chargé par Taylor, en 1998, d’entrer en Sierra Leone et d’aller y chercher Sam Bockarie, alors leader de la rébellion du Revolutionnary United Front (RUF) pour le ramener au bureau de Taylor à Monrovia. Ce qui fut fait. Après cette rencontre, à laquelle il n’a pas participé, Sherif affirme avoir bénéficié des confidences des deux hommes : Bockarie transportait dans la poche intérieure de sa veste d’aviateur un pot de mayonnaise empli de diamants. De retour de Monrovia, il était heureux d’avoir reçu un téléphone satellite et pas mal d’argent.

La défense de Taylor prendra deux jours entiers pour tenter de saper ce témoignage, dévoiler ses parts d’ombre. Taylor s’est assuré les services d’un avocat londonien d’origine jamaïcaine, Courtenay Griffiths, qui refuse de résumer la guerre à ses clichés. Il mène le contre-interrogatoire du témoin avec une obstination redoutable.

Griffiths : « De quelle taille, le pot de mayonnaise ? »

De ses mains, Sherif tente une indication : huit pouces sur trois, énorme.

Griffiths : « Et Sam Bockarie cachait cela dans la poche intérieure de son blouson ? Et vous avez vu cela dans son vêtement lorsqu’il prenait un bain chez vous ? Vous qui étiez un Mandingue, un ancien de l’Ulimo, un homme dont il aurait dû se méfier ? » Sous les coups de boutoir liés à ses propres exactions, à sa fragilité mentale, aux revirements paradoxaux de sa carrière militaire, le témoin vacillera à plusieurs reprises, rendant plus complexe - mais plus riche - une vérité historique qui se cherche encore.

Ainsi, il explique l’origine des enfants soldats, sans cacher qu’il en a commandé : « Chaque division avait sa SBU. La mienne était commandée par « Junior » : il avait 11 ans, reconnaît le témoin, qui avoue ainsi un crime de guerre. Les SBU, c’est une invention d’un commandant du NPLF [la rébellion de Taylor], le commandant Zoupon. Depuis, chaque division, dans tous les camps, avait des enfants soldats. »

Au ciel du prétoire, cinq caméras articulées ne ratent pas une miette des 330 minutes quotidiennes d’audience, et l’on devine derrière leurs objectifs les centaines de milliers d’yeux qui, grâce à elles, en Sierra Leone et au Liberia, via Internet et de grands écrans publics en Afrique de l’Ouest, tentent de comprendre enfin les dix à quinze années de leur cauchemar. Et veulent savoir si justice leur sera rendue.

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