Justice internationale / Crimes d’Etat : l’impunité, c’est fini

Mercredi 13 février 2008

Monde / Justice internationale

Crimes d’Etat : l’impunité, c’est fini

Après Slobodan Milosevic, c’est le tour du Libérien Charles Taylor et du Cambodgien Khieu Samphan. Chose impensable il y a encore quelques années, les ex-dictateurs sont arrêtés, puis jugés, les uns après les autres.

Quand Charles Taylor, alors président du Liberia, a été inculpé, en juin 2003, pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et autres atrocités (11 chefs d’accusation au total), rares étaient ceux qui pensaient qu’il serait capturé et, à plus forte raison, traduit en justice. Son procès s’est pourtant ouvert à La Haye, le 7 janvier dernier, quatre ans et demi après sa mise en examen. A 59 ans, Charles Taylor est le premier ex-chef d’Etat africain à comparaître devant un tribunal international pour crimes de guerre.

Il y a encore quelques années, un tel événement aurait été pratiquement inconcevable. Aussi violents ou corrompus fussent-ils, les dirigeants africains avaient l’habitude de se protéger les uns les autres de crainte d’être accusés à leur tour. Mais le développement remarquable que la justice internationale a connu au cours de la dernière décennie a engendré un changement tout aussi spectaculaire dans l’opinion vis-à-vis de l’inculpation d’anciens chefs d’Etat, et ce non seulement en Afrique mais dans le monde entier. Pas moins de dix anciens présidents et dictateurs militaires font aujourd’hui l’objet de poursuites judiciaires pour atteintes aux droits de l’homme et/ou corruption devant un tribunal international, national, voire étranger.

Un tabou a été brisé avec l’affaire Pinochet

Au Pérou, l’ancien président Alberto Fujimori est actuellement jugé pour atteintes aux droits de l’homme et fraude. Et il a déjà été condamné à six ans de détention pour abus de pouvoir. Au Cambodge, Khieu Samphan, président de 1976 à 1979, a été écroué et va comparaître devant le tribunal parrainé par l’ONU pour juger d’anciens dirigeants khmers rouges. Et, au Sénégal, ­Hissène Habré, l’ancien président du Tchad, attend d’être jugé pour crimes contre l’humanité par le tribunal spécial mis en place à Dakar.

De son côté, le général Suharto, l’ancien dictateur indonésien [décédé le 27 janvier à l’âge de 86 ans], avait été une nouvelle fois hospitalisé d’urgence alors qu’il était sous le coup d’une procédure judiciaire pour détournement de fonds. Les précédentes tentatives pour le poursuivre en justice – il était soupçonné d’avoir détourné 1,54 milliard de dollars au cours de ses trente-deux ans de règne – avaient échoué en raison de ses problèmes de santé. Jusqu’à une date récente, on avait tendance à penser que les chefs d’Etat et de gouvernement, anciens ou en place, ne pouvaient être poursuivis pour des actes – aussi ignobles soient-ils – qu’ils avaient commis dans l’exercice de leurs fonctions. Mais, en 1999, face à l’ancien dictateur chilien Pinochet, les juges de la Chambre des lords britannique ont pris une décision historique en décrétant que l’immunité ne pouvait s’appliquer pour certains crimes relevant de la justice internationale comme la torture et que Pinochet pouvait donc être extradé vers l’Espagne. Peu importe que l’octogénaire, qui a été autorisé à rentrer au Chili pour raisons de santé, n’ait jamais été extradé : un tabou était désormais brisé. Jusque-là réticent, le Chili a en effet engagé des poursuites contre son ancien président. Même si Pinochet est mort (en décembre 2006) avant l’ouverture de son procès, la voie était désormais ouverte, et d’autres pays se sont sentis libres de traduire en justice leurs propres tyrans.

En Amérique latine, où plusieurs régimes militaires ont sévi dans les années 1970 et 1980, des poursuites ont été lancées – le plus souvent pour crimes contre l’humanité – contre une demi-douzaine d’anciens dirigeants. Au Surinam, un procès va s’ouvrir contre l’ex-dictateur Desi Bouterse pour le rôle qu’il a joué dans l’exécution sommaire de 15 opposants politiques en 1982. En Uruguay, un autre ancien dirigeant, Juan María Bordaberry, va lui aussi être jugé pour son implication dans des assassinats et des disparitions remontant aux années 1970. En Espagne, María Estela [Isabel] Perón, qui a succédé à son mari à la présidence de l’Argentine en 1974, attend la réponse à deux demandes d’extradition déposées contre elle par l’Argentine pour des accusations liées à l’exécution de plusieurs centaines de militants de gauche par des escadrons de la mort soutenus par le gouvernement. Elle espère que les tribunaux espagnols adopteront la même position que la Cour constitutionnelle du Guatemala, qui a rejeté la demande d’extradition vers l’Espagne d’Efraín Ríos Montt, un ancien dictateur guatémaltèque accusé de génocide. L’ancien président du Mexique Luis Echeverría pourrait lui aussi être disculpé, le tribunal ayant rejeté les charges concernant les massacres d’étudiants pendant les manifestations de 1968 et des années suivantes, estimant le délai de prescription dépassé. Mais, pour la plupart des crimes internationaux, il y a imprescribilité.

Manuel Noriega doit s’attendre à être rejugé

Manuel Noriega, l’ancien despote panaméen, aura sans doute moins de chance. Après avoir purgé une peine de dix-sept ans de réclusion aux Etats-Unis pour trafic de drogue, il a intenté une action, en septembre dernier, contre une demande d’extradition vers la France, où il a déjà été condamné par contumace à dix ans de prison pour blanchiment d’argent. Le 9 janvier, un juge de Floride a rejeté son appel contre l’extradition, et Noriega doit donc s’attendre à être rejugé. Il peut bien sûr arriver qu’un pays ne souhaite pas ou ne soit pas en mesure de poursuivre en justice ses propres dirigeants. Dans de tels cas, on peut faire appel à un tribunal international, comme le Tribunal spécial des Nations unies pour la Sierra Leone [TSSL], qui juge actuellement Charles Taylor (dans une salle d’audience de la Cour pénale internationale de La Haye). Les cinq tribunaux internationaux mis en place au cours des quinze dernières années excluent explicitement l’immunité (ou l’amnistie) pour les chefs d’Etat accusés de crimes de guerre ou d’autres atrocités. Charles Taylor n’est que le deuxième chef d’Etat, après Slobodan Milosevic, à avoir été accusé de crimes de guerre pendant qu’il était encore en exercice. Le tyran serbe a échappé à la prison – comme Pinochet – en mourant, en 2006. En l’absence d’un tribunal international compétent, un pays tiers peut décider de lancer des poursuites contre l’auteur d’un grave crime international, même si ni celui-ci ni ses victimes ne sont citoyens de ce pays et même quand le crime n’a pas été commis sur son territoire. Au moins huit pays européens ont adopté ce principe, dont la Grande-Bretagne dans l’affaire Pinochet et la Belgique pour poursuivre Hissène Habré (jusqu’à ce que l’Union africaine ait préféré demander au Sénégal, son pays d’exil, de le juger).

L’exil, auquel nombre de tyrans destitués avaient jadis recours, ne semble plus une option très sûre. Quand, en 2006, Charles Taylor a été transféré devant le Tribunal spécial pour la Sierra Leone par le Nigeria, pays où il s’était réfugié en 2003, le président libyen Muammar Kadhafi a noté avec nervosité qu’un précédent venait d’être créé. “Cela signifie que tout chef d’Etat peut connaître un sort similaire”, a-t-il dit. Il ne se trompait pas.

The Economist

© Courrier international 2008

Source url de l’article.

Revenir en haut