Le magot caché de « France Soir »

Vendredi 28 avril 2006 — Dernier ajout mardi 21 avril 2009

Le magot caché de « France Soir »

Médias

90 millions de francs détournés en 1989 lors de la vente du siège historique du journal.

Par Emmanuel FANSTEN

vendredi 28 avril 2006

France Soir reste un mystère. Le titre, qui n’en finit pas de perdre des lecteurs, continue à attirer les financiers de tous bords. Depuis des années, les salariés assistent, impuissants, à la valse des repreneurs. Et, à chaque changement de main, la même question revient sur le tapis. Comment expliquer un tel engouement pour un journal qui perd près d’un million d’euros par mois ? Y aurait-il autre chose que les cendres du mythe Lazareff pour attirer les bonnes âmes ? Probable.

Les deux derniers à s’être intéressés à France Soir ne sont pas des enfants de chœur. Sous le coup d’un mandat d’arrêt international, l’homme d’affaires Arcadi Gaydamak s’était engagé à éponger le passif du journal, qui avoisine les 15 millions d’euros. En face, le plan de reprise de Jean-Pierre Brunois prévoyait de ne rembourser personne. C’est pourtant lui qui remporte finalement la mise, au grand dam des salariés. Tous veulent désormais savoir ce que va devenir l’ardoise du journal. Pour justifier son choix, le tribunal a mis en avant un dossier en cours d’instruction. Les attendus du jugement, sibyllins, évoquent ainsi « le contentieux de la rue de Réaumur », qui « bénéficiera directement au paiement des créanciers ». Selon le juge, « l’aléa judiciaire est en l’espèce très limité ».

Le contentieux de la rue Réaumur ? Une affaire trouble, vieille de plus de quinze ans. En 1989, la Socpresse (le Figaro, France Soir et une ribambelle de quotidiens régionaux) est criblée de dettes. Le patron du groupe, Robert Hersant, décide de vendre le siège historique de France Soir, situé au 100 de la rue Réaumur, en plein cœur de Paris (IIe). Le « vaisseau amiral » de la presse parisienne, qui a abrité les grandes heures du journal, suscite toutes les convoitises. En mai 1989, un accord est conclu pour 550 millions de francs entre la Socpresse et IBI Real Estate. Cette société appartient à la banque Ibsa, une filiale du Crédit Lyonnais impliquée dans une série de transactions immobilières ayant donné lieu à des détournements. L’homme d’affaires suisse qui sert alors d’entremetteur, Georges Ulmann, revend aussitôt l’immeuble pour 640 millions de francs à une autre entreprise, la Copra.

Evasion fiscale. Il s’agit d’un détournement pur et simple au détriment de Presse Alliance, la société éditrice de France Soir qui n’a touché que 550 millions de francs. La différence, 90 millions, est présentée par les signataires comme un « rachat d’une promesse de vente ». Qui a empoché l’argent ? A l’époque, des rumeurs évoquent l’hypothèse d’un financement du RPR, mais sans fournir de preuves. On retient finalement celle, plus probable, d’une évasion fiscale. Banco.

La trace du butin est retrouvée quelques semaines après la vente de l’immeuble, le 24 juillet 1989. Dans les coffres de l’Union des banques suisses, sur le compte d’une autre filiale d’Ibsa. Trois jours plus tard, ce compte est débité : 18,3 millions de francs vont à la société de l’intermédiaire Georges Ulmann. Et 70 millions de francs sont versés sur un autre compte, dont le destinataire reste longtemps inconnu.

L’enquête révélera par la suite que le compte en question a pour titulaires Yves de Chaisemartin et Christian Grimaldi, respectivement directeur et directeur financier de la Socpresse au moment des faits. Les vrais auteurs du détournement ? Non : c’est sur instruction de Robert Hersant que ce compte aurait été ouvert, selon Grimaldi. Ces 70 millions de francs sont ensuite transférés mystérieusement vers le Liechtenstein, où ils sont toujours bloqués en attendant l’issue de la procédure. Avec les intérêts, le pactole s’élèverait aujourd’hui à près de 40 millions d’euros. Il faut attendre cinq ans avant que l’affaire n’éclate, en 1994.

Bras droit. A l’époque, la juge d’instruction Eva Joly enquête sur les comptes d’Ibsa et tombe sur des documents concernant le dossier Réaumur. L’affaire est lancée. Plusieurs personnes sont mises en examen, mais Robert Hersant n’est pas directement inquiété. Il décédera en 1996, sans avoir révélé ses secrets. Restent les acteurs encore vivants. Son bras droit de l’époque, Yves de Chaisemartin, est entendu en mai 1997 comme témoin, à l’issue d’une perquisition dans les locaux de la Socpresse. « J’ai rencontré Ulmann, l’intermédiaire qui a trouvé l’acheteur. Ce qu’ils ont magouillé ensemble ou pas n’est pas mon problème », explique-t-il à l’époque. Mais, en mars 2002, un entrefilet paru dans l’Express sous le titre « La dernière décision d’Eva Joly » sème le doute. On y lit que « la juge prend congé de la magistrature sur un coup d’éclat. Elle vient discrètement de mettre en examen Yves de Chaisemartin, patron de la Socpresse, pour abus de biens sociaux ». Nommée conseillère auprès du gouvernement norvégien, Eva Joly a réussi sa sortie. Elle cède le dossier à Françoise Desset, juge d’instruction au pôle financier du TGI de Paris.

Course au pactole. En octobre 2004, nouveau rebondissement. Juste après la reprise de France Soir par Raymond Lakah, Presse Alliance, la société éditrice du titre, se constitue partie civile contre la Socpresse. Selon son entourage, l’homme d’affaires franco-égyptien espère ainsi faire main basse sur l’argent du contentieux. Sa gestion calamiteuse du titre l’écartera avant que le dossier n’aboutisse. Le 31 octobre 2005, Presse Alliance, en cessation de paiement, est placé en redressement judiciaire.

Mais l’argent détourné dort toujours au Liechtenstein. Le dernier repreneur en date, Jean-Pierre Brunois, semble lui aussi intéressé par la manne. En 2004, déjà, il avait tenté de reprendre le journal avant que le titre ne lui échappe finalement pour des raisons mystérieuses. A l’époque, on accuse Brunois d’être un faux nez chargé d’étouffer l’affaire pour le compte de Chaisemartin, ce qu’il dément formellement. Deux ans plus tard, le promoteur immobilier continue de lorgner sur le magot. Lors de la présentation de son plan devant le tribunal de commerce, il exige de récupérer « le contentieux de la rue Réaumur », au même titre que les autres actifs de Presse Alliance. Une condition rejetée par le juge, qui confie le dossier aux représentants des créanciers, chargés de rembourser les dettes.

Aujourd’hui l’instruction est terminée. Le tribunal correctionnel devrait être saisi du dossier en 2007. Mais, compte tenu des multiples recours possibles, le trésor risque de rester enfoui encore de longues années. Selon une source proche du dossier, le jugement final pourrait ne pas intervenir avant 2010…

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