Le monde très opaque de la finance islamique se retrouve en position d’accusé

Samedi 29 septembre 2001 — Dernier ajout jeudi 17 mai 2007

Le monde très opaque de la finance islamique se retrouve en position d’accusé

ATTENTATS.

Les financiers du Golfe, où se trouvent les principaux soutiens d’Oussama Ben Laden, sont désormais en première ligne dans la lutte contre le financement du terrorisme.

Ce milieu fermé, « un mystère complet » estime un expert, bien implanté en Suisse, a du chemin à faire en matière de transparence et de lutte contre l’argent sale.

Sylvain Besson et Jean-Claude Péclet

Samedi 29 septembre 2001

Rubrique : International

Ouverte après les attentats du 11 septembre, la traque internationale à l’argent du terrorisme va forcer les dirigeants du monde occidental à s’intéresser à l’un des secteurs les plus opaques de la finance mondiale. Les instituts financiers des pétromonarchies du Golfe persique, où se trouveraient les principaux soutiens d’Oussama Ben Laden et de ses réseaux, sont en effet « un mystère complet », estime Peter Lilley, un consultant bancaire actif à Londres et Genève. Opacité des structures, usage intensif de l’argent liquide, monopole économique de riches familles étroitement liées au pouvoir politique, quand elles ne l’exercent pas elles-mêmes : tous ces éléments rendent la région particulièrement vulnérable à l’argent sale.

La Suisse est directement concernée par le problème, puisque la place financière helvétique est, après la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, l’un des lieux de placement préférés de la clientèle du Golfe. « On les apprécie beaucoup, explique un banquier genevois. Les familles royales prennent des étages entiers au Hilton ou à l’Intercontinental. Tout le monde sait qu’une partie de leur fortune vient de la corruption – notamment des commissions versées par les compagnies pétrolières – mais ça ne dérange personne. » Souvent sollicitée dans des affaires de fonds russes ou sud-américains, la justice helvétique a rarement été amenée à se pencher sur cette clientèle-là, même si le blocage des fonds de l’émir du Qatar, il y a quelques années, à la suite d’un coup d’Etat mené par son fils, a effrayé quelques vieux clients.

Selon certaines estimations, les banques suisses – notamment Citibank, Pictet, qui distribue ses propres fonds islamiques, et UBS – géreraient au moins 150 milliards de francs provenant du Golfe. Mais l’influence économique des millionnaires de la région ne s’arrête pas là. Les familles les plus puissantes possèdent leurs propres hommes d’affaires, qui servent d’interface avec le milieu financier local. Exemple parmi d’autres : le cheikh Ali Ben Mussalam, autrefois très proche de la famille royale saoudienne. Il vit depuis plus d’un an à l’Hôtel du Rhône de Genève, dans une sorte de semi-exil causé par sa gestion très personnelle des commissions issues de la vente de frégates françaises à l’Arabie saoudite. Ce partisan d’un islam rigoureux, qui traite ses affaires depuis sa luxueuse suite, peut compter à Genève sur une société financière, Alcifinances, où siège l’un de ses fils, et dont le directeur sert d’homme de liaison. Que fait cette société ? « Je n’ai rien à dire », explique son directeur.

« Pesant » 50 milliards de dollars, le groupe Ben Laden, représenté en Suisse par le demi-frère d’Oussama Ben Laden, Yeslam, est à peine plus communicatif. Actif surtout dans la construction, il possède à Genève une société d’investissement, Sico, qui gère les participations de la famille dans de nombreuses sociétés et sert de centre opérationnel pour ses activités internationales. Basée à Zurich, son officine de « relations publiques », le Middle East International Group, ne « parle pas à la presse ». Le milieu, il faut le dire, passe pour être particulièrement fermé.

Les autorités suisses ne semblent d’ailleurs pas toujours très bien informées sur les sociétés d’obédience islamique présentes sur leur sol. Ainsi, la Commission fédérale des banques (CFB) a longuement enquêté sur la société luganaise Al-Taqwa, proche des Frères musulmans et dont l’un des administrateurs suisses est un antisémite notoire, Ahmed Huber. Elle a fini par conclure que cette société, rebaptisée Nada, n’était « pas une banque ». Un proche de la Commission avoue cependant que la structure opaque d’Al-Taqwa – contrôlée par une boîte aux lettres des Bahamas et qui possède un bras immobilier au Liechtenstein – soulève encore bien des interrogations : « Apparemment, la direction opérationnelle du groupe était en Suisse. Mais officiellement, ce n’était qu’une succursale offrant des services logistiques. » La Police fédérale, informée par d’autres services de renseignement des soupçons qui pesaient sur Al-Taqwa, notamment ses liens supposés avec Al-Qaeda, l’organisation d’Oussama Ben Laden, avait enquêté – avec des pouvoirs d’investigation limités – sur cette société en 1999. Sans résultat probant.

Les élites des pétromonarchies du Golfe sont aussi les principaux soutiens des organisations charitables qui, selon les experts, pourraient servir de paravent aux réseaux terroristes. Selon le journal britannique The Guardian, des fonds de l’International Islamic Relief Organisation (IIRO), sponsorisée par la famille royale saoudienne et présente à titre humanitaire sur les principaux fronts de la Jihad (Tchétchénie et Afghanistan, autrefois Bosnie), auraient pu parvenir aux mains de membres d’Al-Qaeda. Une organisation charitable soudanaise, Al Dawa Al Islamiya, récolte ses contributions par l’intermédiaire de la Al-Shamal Islamic Bank, qui compte dans son réseau de correspondants des banques genevoises, notamment le Crédit Lyonnais. Al-Shamal a été créée par l’ancien gouvernement islamiste soudanais, avec l’aide financière d’Oussama Ben Laden.

Le Groupe d’action financière (GAFI), une organisation internationale chargée de lutter contre le blanchiment, estime que certaines donations de millionnaires du Golfe pourraient cacher un racket pur et simple. « Nous pensons qu’ils versent une sorte de rançon pour être protégés », disait récemment un fonctionnaire américain au Washington Post. Trois fondations charitables sont d’ailleurs citées dans la liste de 27 noms publiée récemment par le gouvernement américain, dont Al-Wafa, considérée comme un élément central du réseau Ben Laden.

Jusqu’à présent, les pays du Golfe avaient été largement épargnés par les critiques internationales, en dépit de législations lacunaires sur le contrôle des transactions financières et la lutte contre l’argent sale. Actuellement, le Conseil de coopération du Golfe est membre du GAFI, mais pas les Etats de la région. Un programme d’évaluation des législations anti-blanchiment de la région, initié il y a deux ans, montre que dans deux d’entre eux au moins (Bahreïn et Koweït), les dispositions en vigueur sont largement inopérantes. Dans les deux Etats, de nouveaux projets de loi sont en discussion. La situation de l’Arabie saoudite et surtout de Dubaï, principal centre financier de la région, n’a pas encore fait l’objet de rapports. Cela pourrait changer, puisque le GAFI va étendre ses compétences à la lutte contre le financement du terrorisme. « La liste noire n’est pas close, explique-t-on au GAFI. Avec ce qui se passe, elle a vocation à grandir, et il y a une grosse pression pour l’élargir. » Les Etats du Golfe sont prévenus.

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Un groupe en quête de respectabilité bancaire

Dar Al-Maal Al-Islami (DMI), qui gère 3,5 milliards et emploie 70 personnes à Genève, resserre son réseau mondial – notamment pour convaincre la Commission fédérale des banques d’accorder une licence à sa filiale Faisal Finance.

Jean-Claude Péclet

« Si au moins nous étions – comme nous le lisons ces jours – la société mère de toute la finance islamique ! » Dans la spacieuse salle du conseil genevoise du Dar Al-Maal Al-Islami SA (DMI), un responsable qui préfère garder l’anonymat relativise l’importance de sa société. Ce groupe privé créé en 1981 gère aujourd’hui 3,5 milliards de dollars et compte une vingtaine de filiales dans seize pays, mais ce n’est qu’un acteur parmi d’autres dans un secteur qui se chiffre aujourd’hui en centaines de milliards. « Auparavant, nos principaux concurrents étaient des sociétés comme le groupe Al-Baraka, poursuit notre interlocuteur, mais la plupart des grandes banques occidentales s’y sont mises : Citibank, UBS, Pictet, etc. Ce développement est positif : il canalise vers l’investissement international des fonds qui étaient auparavant thésaurisés. » En filigrane surgit une question pertinente : pourquoi s’intéresse-t-on uniquement aux institutions portant un nom arabe, alors que les plus grands noms de la finance occidentale offrent des canaux importants aux fonds islamiques ?

Un lien très mince

DMI est un des très rares groupes du Golfe qui envoient leur rapport annuel et acceptent de rencontrer la presse après les attentats du 11 septembre. Mise en cause par des articles et des rapports de « renseignement » à l’authenticité invérifiable, la société réfute catégoriquement « les insinuations, allégations ou affirmations erronées associant le groupe aux réseaux financiers des organisations terroristes ». Ces liens avaient été établis notamment sur l’hypothèse d’une participation de DMI au capital de Al-Shamal Bank (Soudan), où Oussama Ben Laden aurait lui-même investi 50 millions de dollars. « Nous n’avons ni n’avons jamais eu une telle participation », dit-on au siège genevois de DMI.

Présidé par Mohammed Al Faisal Al Saoud, de la famille royale saoudienne, le conseil de la société fait notamment apparaître le nom de Haydar Mohammed Ben Laden, qui fait partie de la même famille que celle du terroriste. C’est toutefois un lien très mince dans la mesure où la famille Ben Laden qui gère elle-même un empire industriel et financier a rompu officiellement les relations avec son mouton noir. Plus intrigante est la présence dans ce même conseil de Omar Abdel Rahman Azzam, personnalité « très honorablement connue » et fils du premier secrétaire de la Ligue arabe, nous dit-on. Or ce dernier, Abdel Rahman Azzam, est aussi le grand-oncle de Ayman al-Zawahiri, chef de la branche militaire du Djihad, considéré comme très proche d’Oussama Ben Laden et aussi dangereux que lui.

Paradis offshore

Le fait que la maison mère DMI se trouve aux Bahamas et que plusieurs filiales sont établies dans des paradis offshore contribue à alimenter les spéculations. « Nos procédures de contrôle interne sont très strictes », répond-on au siège genevois. A titre d’exemple, la liste de 27 personnes et organisations liées aux attentats publiée par le gouvernement américain a été immédiatement transmise aux filiales, et aucun compte suspect n’a été signalé à ce jour. De même, les législations anti-blanchiment font l’objet d’une « information pro active » dans le groupe.

Pourtant, Faisal Finance, une des filiales de DMI, a demandé il y a quelques années déjà une licence pour le négoce de valeurs mobilières et ne l’a toujours pas obtenue. Selon une source proche de la Commission fédérale des banques, celle-ci n’a pas été accordée jusqu’ici « parce que les nombreuses ramifications internationales du groupe rendent la surveillance assez difficile. La structure de DMI ne nous plaisait pas tellement. »

C’est peut-être une raison – outre un récent affaiblissement des résultats – qui a conduit DMI à concentrer et restructurer ses activités l’an dernier pour améliorer efficacité et contrôle. « Nous ne sommes pas une organisation charitable, mais une entreprise commerciale qui doit apporter du profit à ses 7000 actionnaires », insiste le responsable.

L’ancien conseiller aux Etats Gilbert Coutau, qui a rejoint le conseil d’administration de DMI l’an dernier, après s’être renseigné dans les milieux bancaires et avoir « posé des questions ouvertement », a été convaincu que les investissements du trust sont « identifiables et transparents ».

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