La piste de Dublin

Samedi 19 mai 2007

L’Express du 03/12/1998

Justice

La piste de Dublin

par Jérôme Dupuis, Jean-Marie Pontaut

Enquêtant lui-même sur un faux prêt de 5 millions de francs, l’ancien juge Jean-Pierre, trésorier de Démocratie libérale, a fait en Irlande de curieuses découvertes

Un immeuble anonyme de brique rouge sur Dane Court, dans un quartier du vieux Dublin. Au troisième étage, sur l’une des portes, on peut lire : Kearney, Curran and Co Limited. C’est dans ces modestes bureaux, ornés d’ordinateurs, qu’aboutit la piste des 5 millions qu’on a réclamés à Démocratie libérale, le parti d’Alain Madelin. Qui se cache derrière cette mystérieuse société irlandaise ? Pour le savoir, Thierry Jean-Pierre, trésorier du parti, a retrouvé ses vieux réflexes de juge d’instruction : il s’est rendu, la semaine dernière, à Dublin, pour enquêter. L’ancien magistrat veut en effet savoir qui se dissimule derrière la société écran Confidential Financial Services, domiciliée dans l’immeuble de Dane Court. Celle-ci réclamait en effet 5 millions de francs en remboursement du prêt qui avait permis l’achat du siège du Parti républicain, place des Invalides, à Paris. C’est en reprenant le PR de François Léotard qu’Alain Madelin et Thierry Jean-Pierre ont découvert ce cadeau empoisonné.

L’affaire de ce prêt sulfureux a déjà fait plusieurs « victimes ». François Léotard, son bras droit, le député Renaud Donnedieu de Vabres, et l’un de ses proches, Serge Hauchart, ont été mis en examen, l’été dernier, par les juges Vichnievsky et Joly pour « blanchiment » et « infraction à la législation sur le financement des partis politiques ». Mais, prise dans cet imbroglio politico-financier, la garde rapprochée de Léo met à son tour en cause Thierry Jean-Pierre et Alain Madelin. Une véritable guerre des chefs, sous l’œil attentif des juges, qui pourrait discréditer ces ténors de la droite et ternir l’image de l’ancien juge pourfendeur d’Urba et du financement du Parti socialiste.

Retour en juin 1997. Alain Madelin récupère le Parti républicain, qu’il rebaptise Démocratie libérale. Une victoire sur son « ami » de vingt ans, François Léotard. Symboliquement, il choisit comme trésorier l’ancien magistrat Jean-Pierre. A charge pour celui-ci de mettre bon ordre dans les finances du parti. Un premier audit, réalisé par Arthur Andersen, révèle un trou de 46 millions de francs ! Au passage, au milieu de dépenses classiques, on découvre l’existence d’une association 1901, Ariles, à qui le PR a versé 13 millions de francs en cinq ans. Objet de cette association : défendre les « idées libérales européennes, conformément à l’idéal républicain ». Mais Ariles rend d’autres services : elle paie, par exemple, le confortable loyer d’un appartement occupé par François Léotard, rue de Rivoli, à Paris. Coût pour le dernier trimestre 1995 : 77 115 francs…

Les nouveaux dirigeants de Démocratie libérale apprennent surtout que le siège de l’ex-Parti républicain, place des Invalides, a été acheté 5 millions de francs grâce à un prêt d’une banque italienne, le Fondo sociale di cooperazione europea (FSDCE). Un an plus tard, en enquêtant sur cette curieuse banque, les juges Joly et Vichnievsky vont s’apercevoir qu’il s’agit en fait d’un faux prêt : le 3 juin 1996, Donnedieu de Vabres et Hauchart déposent en liquide 5 millions de francs à la succursale française du Fondo, en échange d’un prêt fictif qu’ils ne devront jamais rembourser. En revanche, ce tour de passe-passe permet d’acheter, dans les formes officielles, le siège du PR. D’où venaient ces 5 millions en liquide ? « Ces espèces provenaient de Matignon […], mais on ne pouvait pas rendre publique la destination de fonds secrets », a expliqué Donnedieu de Vabres aux juges, en octobre dernier.

L’équipe d’Alain Madelin était-elle au courant de ce troublant montage au moment où elle a repris le parti ? Thierry Jean-Pierre, qui le nie, rembourse en tout cas une première tranche du faux prêt - 375 000 francs - le 15 janvier 1998. Surprise, le chèque n’est pas encaissé. Quelques jours plus tard, une mystérieuse société anglaise, la FTOB (Financial Take Overbid Limited), se manifeste : elle a, dit-elle, récupéré la créance du Fondo et réclame le remboursement de la totalité du prêt, soit les 5 millions de francs. Son représentant français est justement Serge Hauchart. Ce proche de Léo propose alors une renégociation du prêt. Démocratie libérale signe un protocole d’accord, le 17 mars 1998, avec la FTOB, prévoyant le remboursement du prêt sur quatre ans. Mais, détail troublant, la FTOB a, entre-temps, cédé à son tour la créance à une non moins mystérieuse société irlandaise, la Confidential Financial Services, la fameuse société abritée dans l’immeuble de Dane Court.

Quelques mois plus tard, l’affaire du faux prêt et des remises de fonds en espèces éclate. Thierry Jean-Pierre et Démocratie libérale, assurant qu’ils n’étaient pas au courant de ce montage, portent plainte. Une initiative vécue comme un acte de guerre par l’entourage de François Léotard. La riposte ne tarde pas. Serge Hauchart jure, lui, devant les magistrates qu’Alain Madelin et Thierry Jean-Pierre étaient parfaitement informés des dessous de l’opération. Une déclaration qui, si elle se vérifiait, pourrait entraîner la mise en examen des nouveaux dirigeants de Démocratie libérale.

Une galaxie de sociétés écrans

Pour prouver sa bonne foi et celle de Madelin, Thierry Jean-Pierre a donc décidé de découvrir, par ses propres moyens, qui se cachait derrière Confidential Financial Services. Première étape : engager une procédure devant la Cour de justice de Dublin pour bloquer les comptes de cette société (en liquidation depuis août). Seconde étape : identifier les bénéficiaires de l’opération. Ce qui n’est pas simple. Car derrière la société irlandaise apparaît une galaxie de sociétés écrans basées à Londres, Londonderry, dans les paradis fiscaux des îles de Man et de Sark, sans oublier l’inévitable fiduciaire à Genève et le détour, pour brouiller les pistes, par le soleil de Panama. Un schéma classique mais édifiant. En effet, ce système élaboré, où des dizaines de millions de francs ont transité, dissimule peut-être la caisse noire d’un parti politique français alimentée par des commissions ou des marchés à l’étranger. Voire la cagnotte personnelle d’hommes politiques servant à assurer leur train de vie ou à financer leurs campagnes.

La consultation des statuts de Confidential Financial Services (présidée par William Curran) au registre du commerce de Dublin ressemble à une visite guidée des paradis fiscaux anglo-saxons. Tout est fait pour brouiller les pistes. Confidential Financial Services est coiffée par une société d’Irlande du Nord, Summerglen Limited, basée à Londonderry et dirigée, elle aussi, par William Curran. Deux autres responsables de Confidential sont domiciliés dans la fameuse île anglo-normande de Sark. Ils gèrent, selon le registre du commerce, des centaines de sociétés, dont l’une, curiosité, la Twindale Investment Limited, est déjà apparue dans le scandale du Lyonnais. Summerglen elle-même est chapeautée par deux autres sociétés, la Northscot et la Company (A-Z) Services, également dirigée par Curran, à Dublin !

Poursuivons la lecture des documents du greffe : autres éphémères patrons de la Confidential, les époux Helen et Edward Jackson, qui vivent, eux, à Londres et gèrent une société au nom qui fait rêver : la Dreamone Enterprise Limited. Une piste fort intéressante : elle est en contact avec Panama (Global Investments International), mais, surtout, avec une fiduciaire suisse, la Gestoval, établie à Genève. Un nom bien connu dans le feuilleton des affaires politico-financières françaises : cette honorable et très œcuménique société était déjà apparue dans le dossier des HLM de Paris et au détour du financement du PS. Elle gérait également les comptes suisses de l’ancien maire PR de Toulon Maurice Arreckx. Reste à savoir à qui elle a pu servir cette fois-ci…

Outre la saisie des comptes de la Confidential, les avocats de Démocratie libérale ont demandé, cette semaine, aux juges Vichnievsky et Joly de lancer des investigations à Dublin pour identifier les bénéficiaires de ce montage tortueux.

Les deux magistrates suivront-elles cette piste irlandaise ?

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