Parmalat : le casse du siècle

Jeudi 11 mars 2004 — Dernier ajout dimanche 6 mai 2007

Parmalat : le casse du siècle

Semaine du jeudi 11 mars 2004 - n°2053 - Economie

Economie

Manipulations de marchés, détournements de fonds, fabrication de faux bilans. En vingt ans, Parmalat, le géant agroalimentaire italien, a réussi à soustraire plus de 14 milliards d’euros. Avec l’aide de la Mafia napolitaine. Où est passé l’argent ? Explications

Arrestation de Calisto Tanzi, de ses deux enfants, Stefano et Francesca, et de son frère Giovanni, piliers de Parmalat, le géant de l’agroalimentaire italien. Mise sous les verrous de Fausto Tonna, le directeur financier du groupe. Inculpation imminente de 26 personnalités complices de manipulations de marchés, détournements de fonds et fabrication de faux bilans. Le tout mâtiné de liens avérés avec la Camorra, la Mafia napolitaine, et l’Eglise.

Vous pensez sans doute qu’il s’agit là d’un mauvais polar des années 1950 ? Erreur. Voilà les acteurs du scandale financier de Parmalat. 14,3 milliards d’euros envolés, l’équivalent de 1% du PIB italien !

Comment, en quinze ans, une entreprise familiale a-t-elle pu générer autant de pertes ? Comment l’hémorragie a-t-elle pu perdurer sans que les autorités compétentes interviennent ? Ces deux énigmes taraudent les économistes et consternent les politiques, qui ont longtemps fait de l’entreprise familiale le parangon du capitalisme à l’italienne. Parmalat ! Une affaire fondée en 1961 dans le village de Collecchio, non loin de Parme, qui contrôle aujourd’hui une galaxie d’entreprises employant 36 000 salariés dans 30 pays. Avec, de Rome à New York, de Melbourne à Rio, son logo sur des millions de yaourts, de packs de lait et de jus de fruits.

A l’origine de cette déroute, prenons d’abord la famille. Calisto Tanzi, 65 ans, qui en vingt ans a su faire d’une PME fabriquant jambon, salamis et conserves la huitième entreprise du pays. Petit, nez busqué, physique soigné, sans grand charisme, Calisto était considéré par ses pairs comme un dirigeant pâlichon, naviguant à vue dans les eaux troubles de l’économie et de la politique. « Tutto casa e chiesa » , comme on dit là-bas, calotin mais pas mondain pour deux sous, « Don Calisto » pratiquait volontiers l’offrande, prêtant sans barguigner l’avion de l’entreprise aux cardinaux, ce qui lui valait deux fois par an, la bénédiction du pape. Ce provincial discret, entouré de petits comptables recrutés localement, a réussi à monter un club international de faussaires, gérant un système bien huilé de sociétés offshore, gonflant, recyclant, pompant ou dissimulant les revenus du groupe.

Autoritaire, Calisto Tanzi ? Oui, mais bon père. A Stefano, son fils aîné, il confie le Parma AC, le club de foot qui figure dans le groupe de tête du championnat d’Italie, et dont il a acquis 99%. A Francesca, sa fille chérie, il donne Parmatour, le pôle touristique. Etudes de géologie après une enfance gâtée, arrogante et complexée par sa petite taille - elle s’est fait opérer en Espagne pour allonger ses tibias -, cette fille à papa s’empresse de le ruiner. D’elle l’histoire ne retiendra que deux choses : l’image d’une détenue à la prison de Parme, serrée dans une parka signée Prada. Et une réplique : « Mon père n’a qu’un seul défaut : quand il fait quelque chose, il le fait très bien… » Sans doute. Mais avec le concours actif d’hommes de main. Impossible de comprendre la chute de Parmalat sans évoquer la personnalité de Fausto Tonna. Cinquante ans, petit comptable devenu grand manitou des finances de l’empire multinational. « Le mal profond du capitalisme italien, c’est de n’avoir pas su grandir avec des structures modernes, explique Patrizio Bianchi, professeur d’économie à l’université de Ferrare.

Un système compliqué et internationalisé requiert des professionnels capables de gérer des outils financiers complexes en pleine transparence. » Professionnalisme, transparence : l’homme que Calisto Tanzi appelait familièrement « Faustino » - « petit Faust » - en manque singulièrement. Salaire annuel de 1,5 million d’euros, gratifications innombrables, Tonna était l’âme damnée, le vrai patron du groupe. Colérique, balançant des imprimantes à la tête de ses secrétaires, humiliant les clients et préférant briser la porte vitrée de son bureau plutôt que d’attendre les clés, c’est le « méchant » du feuilleton Parmalat. Le « bâtard », comme le suggère « Parman », un jeu électronique inspiré de Pacman qui fait un triomphe sur l’internet italien. Dur au travail, cet autodidacte taciturne, qui faisait lui-même ses photocopies et potassait l’anglais par correspondance, a mis en œuvre dans la société toutes les combinazioni apprises sur le tas et sur le modèle de la Mafia. Notamment ce labyrinthe d’entreprises croupions, abritant un gigantesque truquage qui va très vite transformer la firme, modèle de success story, en machine à frauder. Enrichissant au passage la famille et ses fidèles. Virtuose du détournement, Fausto a trompé son monde pendant quinze ans. C’est lui qui a monté le mécanisme permettant de reverser les « ristournes » (100 millions d’euros annuels…) accordées par le groupe d’emballage suédois Tetra Pak aux trois descendants de la famille Tanzi. C’est aussi lui qui a imaginé la tuyauterie permettant de détourner 900 millions d’euros vers Parmatour. Une somme dont plus de la moitié aurait, selon les enquêteurs, abouti sur les comptes de la famille. Faut-il pour autant accréditer la thèse d’un « trésor » dissimulé par le clan où se retrouverait l’essentiel du trou découvert en décembre dans les comptes du groupe ? Calisto Tanzi a bien effectué l’an dernier un mystérieux voyage à Quito, en Equateur, centre de recyclage de capitaux réinjectés ensuite dans la poche des actionnaires. Ce périple suppose un dépôt.

Vrai aussi : bien que vivant sans ostentation, la famille possédait en propre deux superbes bateaux, un yacht luxueux et une goélette de collection en bois, naguère propriété de la famille Krupp. Mais les spécialistes de la finance sont d’accord : même si l’on ajoute une dizaine de toiles de maître (dont un Renoir), ces actifs sont sans commune mesure avec la dizaine de milliards d’euros de pertes mis en lumière par PriceWaterhouseCoopers, l’auditeur chargé de prendre la mesure de l’effondrement du géant italien. Un peu comme si tous ces milliards disparus n’avaient jamais existé que sur le papier, dans le seul objectif de couvrir les pertes d’un groupe intrinsèquement fragile mais très vite engagé dans une expansion accélérée puis dans une fuite en avant désespérée. Où est passé l’argent ? Concentré des perversions d’un certain capitalisme, jumeau de l’affaire Enron, le scandale Parmalat se résume en trois mots. Maquillage (des bilans) ; financiarisation (de la dette puis de la trésorerie) ; fausse monnaie (à travers des jeux d’écriture).

Maquillage : dès l’origine, le conglomérat roule sur un moteur à deux temps artificiellement gonflé. Pour séduire le public, il dope son bénéfice. Puis, comme c’est insuffisant pour grandir, Fausto Tonna joue la carte de la financiarisation. « Pour financer sa croissance par acquisitions, Parmalat a emprunté sur la base d’une marge opérationnelle de 10% alors que sa marge réelle était probablement proche des 3% », résume Lionel Zinsou, associé gérant chez Rothschild et Cie. Au risque de creuser davantage le trou, à chaque exercice, l’ancien comptable recourt frénétiquement à des emprunts obligataires (26 émissions pour un montant de 7,3 milliards d’euros depuis 1996) avec le concours de banques amies. D’abord pour financer la dette du groupe, puis pour spéculer sur sa trésorerie (4 milliards d’euros fictifs consistant pour l’essentiel en un dépôt imaginaire à la Bank of America). Comme le sapeur Camember, la firme creuse des trous de plus en plus profonds pour enfouir la terre des précédents. Avec l’illusion longtemps entretenue de pouvoir sortir par le haut de cette fuite en avant suicidaire.

Manipulation, évaporation, prestidigitation : c’est la multiplication des mouvements fictifs entre trésorerie centrale, filiales étrangères et fonds « offshorisés ». Apparaît ainsi une monnaie virtuelle, alimentant une énorme bulle régulièrement gonflée par de nouveaux engagements et « commissions » versées à des complices de plus en plus nombreux et de plus en plus gourmands. C’est cette bulle qui a éclaté en décembre, lorsque les créanciers se sont mis à douter. Reste le mystère du silence des organismes de contrôle. A la différence du naufrage du Crédit lyonnais, imputable à une mauvaise gestion plus qu’à l’escroquerie, l’affaire Parmalat est fondée sur la fabrication systématique de faux : faux bilans, on l’a vu, mais aussi fausses livraisons et factures, sans parler des employés maison faux administrateurs de sociétés fantômes. Tout naturellement, les comptes du groupe étaient « validés » par de faux auditeurs. Pour contourner la loi obligeant à en changer tous les cinq ans, Tanzi et Tonna avaient trouvé un bon moyen : les auditeurs complices de Grant Thornton, le cabinet maison, démissionnaient pour se faire réembaucher par un autre cabinet d’audit trop content qu’ils lui apportent leur « ancien » client. La Consob, gendarme du marché boursier, et la Banque centrale d’Italie n’y ont vu que du feu. « La culture italienne privilégie l’entreprise au détriment du contrôle. Dans un pays où l’économie souterraine représente 30% de l’économie réelle, les groupes sont rarement aux standards internationaux. Silvio Berlusconi n’a-t-il pas fait voter lui-même une loi dépénalisant la falsification des bilans ? Pour monter un système comme celui de Parmalat et avoir pendant vingt ans pignon sur rue, il faut être soi-même proche de la Mafia », juge René Ricol, président de la Société internationale des Experts-comptables. Silence, dissimulation, manipulation, la trilogie du modèle mafieux. « 

Je vous souhaite à vous et à votre famille une mort lente et douloureuse », a hurlé Fausto Tonna aux journalistes en sortant du cabinet du juge d’instruction. Ce cri du cœur ressemble à la signature du crime organisé.

Virtuose du détournement, Fausto Tonna , directeur financier du groupe Parmalat et architecte de la constellation de sociétés, a monté, entre autres, le mécanisme permettant de reverser les « ristournes » accordées par le groupe d’emballage suédois Tetra Pak aux membres de la famille du fondateur du groupe, Calisto Tanzi : sa fille Francesca, son fils Stefano et son frère Giovanni. Marcelle Padovani Jean-Gabriel Fredet

© Le Nouvel Observateur 2003/2004

Publié avec l’aimable autorisation du Nouvel Observateur.

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