L’incroyable système de corruption

Lundi 23 mai 2005 — Dernier ajout samedi 23 juin 2007

L’Express du 23/05/2005

Scandale « Pétrole contre nourriture »

L’incroyable système de corruption

par Laurent Chabrun, Gilles Gaetner

Des personnalités françaises - dont Charles Pasqua, qui dément - ont-elles profité des largesses du régime de Saddam Hussein ? Les Américains affirment détenir des preuves. En France, le juge Courroye pourra-t-il aller plus loin dans ses investigations sur ce scandale qui mêle pétrole, affairisme et politique ?

Charles Pasqua risque-t-il de connaître des soucis avec la justice pour avoir perçu quelques gratifications de l’Irak dans le cadre de l’opération, pilotée par l’ONU, « Pétrole contre nourriture » ? En tout cas, le juge Philippe Courroye a demandé, le 7 avril, un réquisitoire supplétif au parquet de Paris pour lui permettre d’enquêter.

Motif : recel d’abus de biens sociaux et trafic d’influence. L’ancien ministre de l’Intérieur, qui ne cesse de démentir toute implication dans cette affaire, n’est pas le seul à être concerné : une dizaine de personnalités françaises auraient eu droit aux faveurs de l’Irak de Saddam Hussein. Parmi celles-ci, Bernard Guillet, ancien conseiller diplomatique de Pasqua, ex-consul général à Houston, Patrick Maugein, polytechnicien, président de la société d’exploration pétrolière Soco International, Jean-Bernard Mérimée, ambassadeur aux Nations unies de 1991 à 1995, et l’homme d’affaires Claude Kaspereit (voir L’Express du 9 février 2004 : « Ces Français qui courtisaient Saddam »).

Pour l’heure, seul Guillet a été épinglé pour recel d’abus de biens sociaux et trafic d’influence aggravé. Le juge le soupçonne d’avoir perçu -via un avocat libanais, membre du parti Baas, Me Elias Firzli - 220 000 francs suisses et 126 000 dollars, entre le 14 octobre 1999 et le 24 octobre 2000. Or Me Firzli, qui a quitté précipitamment la France en septembre 2004, était chargé par le régime irakien d’allouer quelques espèces sonnantes et trébuchantes aux « amis » de Bagdad. L’avocat ne manquait pas de moyens : il disposait, sur son compte à la Banque de la Méditerranée à Genève, d’un véritable trésor : 8 millions de francs suisses et 4 millions de dollars.

Pour Charles Pasqua, c’est Jacques Chirac, hostile à l’intervention américaine en Irak, qui est visé à travers lui.

L’origine ? Les commissions versées par la compagnie française Total lors de l’achat de brut à l’Irak.

Mais là où ce scandale prend une dimension planétaire, c’est que 270 personnalités originaires d’une trentaine de pays auraient également été récompensées par Bagdad. Pas seulement par Total, mais par des dizaines de compagnies internationales. Cette affaire entache non seulement la crédibilité de l’ONU, mais risque d’éclabousser, à terme, la réputation de la BNP Paribas de New York, qui a admis avoir effectué des paiements à « des personnes autres que celles bénéficiaires de lettres de crédit ». Bref, la banque aurait été abusée.

Il n’empêche. Le centre opérationnel de la gestion de toutes ces transactions étant à Paris, la PJ a mené, récemment, une discrète perquisition au siège parisien de la banque. Des centaines de documents saisis sont actuellement en cours d’analyse et de dépouillement.

14 avril 1995. L’ONU vote la résolution 986, au terme de laquelle l’Irak obtient l’autorisation de vendre du pétrole partout dans le monde, mais à deux conditions. Premièrement, le produit de la transaction devra servir à acheter des biens d’équipement et de consommation pour permettre à la population de vivre décemment. Deuxièmement, les 248 sociétés pétrolières agréées par l’ONU, acheteuses de brut, devront mettre l’argent destiné à l’Irak sur un compte séquestre à la BNP Paribas de New York.

Les trois principales entreprises françaises agréées ont pour nom : Total, Socap SA et Glencore France.

Seulement, voilà : les autorités irakiennes vont contourner la résolution onusienne en allouant, via des sociétés- écrans, des coupons de barils de pétrole à des personnalités amies du régime. En retour, ces dernières ne devront pas ménager leurs efforts pour obtenir la levée de l’embargo qui frappe Bagdad depuis l’invasion du Koweït en 1991. Très vite, des rumeurs courent à New York selon lesquelles le régime irakien n’appliquerait pas la résolution 986… Mais rien de bien probant. Ce n’est qu’au début 2004, après l’arrivée des Américains en Irak, que des informations sur le gigantesque système de corruption mis en place par Saddam Hussein commencent à filtrer. En janvier, le journal irakien Al-Mada publie la liste de 270 personnalités susceptibles d’avoir bénéficié de coupons d’achat de pétrole irakien de la part de Saddam Hussein. Déjà apparaît le nom de Charles Pasqua, tout comme celui de politiciens russes ou britanniques.

Des informations explosives

Trois mois après les révélations d’Al-Mada, l’ONU vote à l’unanimité la création d’une commission d’enquête indépendante, présidée par l’ancien patron de la Réserve fédérale, Paul Volcker.

A l’automne 2004, nouveau coup de théâtre, toujours en provenance de Bagdad : si Charles Duefler, special advisor américain, n’a pas trouvé trace d’armes de destruction massive, en revanche, il ramène des informations explosives. En l’occurrence, une liste d’allocataires de coupons de barils de pétrole qui lui a été fournie par la société d’Etat des pétroles irakiens, la Somo. Apparaissent - une nouvelle fois - les noms de Charles Pasqua et de Bernard Guillet…

A Paris, le juge Philippe Courroye, qui enquête, depuis juillet 2002, sur une affaire de blanchiment visant les activités du groupe Total en Irak, suit de fort près les développements des investigations tout azimuts outre-Atlantique. On comprend pourquoi : il a appris que le groupe pétrolier français, pour obtenir des contrats en Irak, aurait versé - via une société-écran suisse dénommée Telliac - plusieurs millions d’euros à des intermédiaires… Or le principal bénéficiaire n’est autre que l’avocat libanais Elias Firzli, très lié à Tarek Aziz, le vice-premier ministre irakien.

Les confidences d’un cadre de chez Total

Firzli, voilà un nom qui retient toute l’attention du magistrat. En effet, depuis cinq ans qu’il instruit le dossier Falcone, il sait que cet avocat a accordé une subvention de 50 000 francs à l’association France Afrique Orient, fondée en 1988 à l’initiative de Charles Pasqua. Mais le juge a aussi toutes les raisons de s’interroger sur d’éventuelles faveurs accordées par Bagdad à certaines personnalités françaises. En effet, plusieurs cadres supérieurs de Total, mis en examen, se sont montrés plutôt bavards. Surtout, ils ont évoqué des noms.

C’est ce qu’a fait, par exemple, le responsable exploration et production pour l’Irak, le Koweït, Bahreïn et l’Arabie saoudite. En poste chez Total depuis plus de trente ans, il s’appelle Alain Lechevalier. Que dit-il au juge le 21 octobre 2004 ? D’abord, que l’avocat Elias Firzli a bien perçu de Total des commissions qu’il avait coutume de rétrocéder, tant à des Français qu’à des dignitaires irakiens. Ensuite, qu’un certain nombre de sociétés ou de personnes physiques auraient pu bénéficier d’allocations de barils de pétrole. Et Lechevalier de citer la société de trading néerlandaise Trafigura BV, dont l’un des animateurs serait Patrick Maugein. Il désigne également le nom de Gilles Munier, dirigeant de l’association des Amitiés franco-irakiennes. Lechevalier cite aussi le nom de Serge Boidevaix, ancien secrétaire général du Quai d’Orsay, aujourd’hui président d’une société de trading pétrolier, Vitol International. Pourtant, Lechevalier se montre prudent, déclarant à propos de Boidevaix : « C’est une affirmation trop grave pour que je puisse vous la confirmer sans preuve. » Avant de préciser : « A ma connaissance, Vitol utilisait les services de Boidevaix. Il est exact que Total a racheté des cargaisons de brut irakien à Vitol. Nous continuons de travailler avec eux. » Lechevalier évoque encore le nom d’un autre diplomate français, Jean-Bernard Mérimée. Mais, c’est uniquement pour dire « qu’il a été dans les groupes de pression défavorables à l’embargo ».

Puis, évoquant l’éventualité de coupons de pétrole octroyés à Charles Pasqua, Lechevalier lâche, du bout des lèvres : « La rumeur dit que c’est Bernard Guillet qui traitait ce genre de problème. On disait qu’il avait donné le visa à Tarek Aziz, en 1993 [pour venir en France], contre l’avis d’Alain Juppé. »

Début avril 2005. L’instruction sur le groupe Total se trouve à un tournant décisif. Le juge doit avoir confirmation des confidences d’Alain Lechevalier, qui recoupent en partie les investigations conduites à l’ONU sous l’égide de Paul Volcker. Aussi Philippe Courroye décide-t-il de se rendre à New York pour rencontrer Volcker et son équipe. La moisson se révèle fructueuse. En effet, les Américains fournissent au magistrat des documents capitaux, récupérés en Irak, au siège de la compagnie pétrolière irakienne, la Somo. Il s’agit, pour l’essentiel, de courriers signés d’un représentant de la Somo octroyant une allocation de barils de pétrole aux « amis » français de Saddam Hussein. Parmi ceux-ci figurent à nouveau Charles Pasqua et Bernard Guillet.

Témoin une lettre, adressée le 17 juin 1999 par la Somo au ministre du Pétrole, lui réclamant son feu vert pour allouer 2 millions de barils de pétrole à l’ancien ministre français de l’Intérieur. La voici, in extenso :

« Sujet : la personnalité française (Charles Pasqua). - Le président (que Dieu le protège) a approuvé l’attribution de 2 millions de barils à la personnalité française (Charles Pasqua).

  • La personnalité française (Bernard Guillet) nous a rendu visite ce matin au nom de (Charles Pasqua) et nous a demandé d’envoyer le contrat pétrolier à la société suisse (Genmar) pour le faire signer, étant donné qu’elle est la société choisie de leur part. Lorsque nous avons clarifié la nécessité de choisir une société française - puisque la quantité attribuée est pour une personnalité française, M. (Bernard Guillet) a répondu que cela n’était pas possible pour des raisons politiques et qu’il avait expliqué la situation à M. Tariq Aziz. - Nous avons demandé à M. (Bernard Guillet) une lettre de la part de M. (Charles Pasqua), par laquelle il désigne la société Genmar à lever le pétrole brut. Il a refusé en expliquant qu’ils ne peuvent pas faire ainsi par peur de scandales politiques.
  • Il faut noter que M. (Elias El Firzli) et Mme (Hamida Na’na) [journaliste palestinienne] avaient choisi la société suisse (Genmar) pour signer les contrats liés aux quantités qui leur ont été attribuées et par le même procédé requis par M. (Bernard Guillet), c’est-à-dire en envoyant le contrat par fax pour ne pas faire déplacer un représentant de la société (Genmar) à Baghdad pour la signature du contrat. Pour votre information et accord. Signé : Kadhim Razouki » (il s’agit d’un collaborateur du directeur de la Somo).

L’audition de Bernard Guillet

Un second courrier sera également envoyé au ministre irakien du Pétrole, le 14 janvier 2002. Objet : l’homologation d’un contrat, au bénéfice de Bernard Guillet, pour la livraison, jusqu’au 29 mai 2005, de 1,5 million de barils de pétrole. Ledit contrat est signé avec Aredio Petroleum France, représentant les intérêts de l’ancien conseiller diplomatique de Charles Pasqua. Aredio est loin d’être une inconnue pour Courroye. Et pour cause : elle fait partie de ces sociétés-écrans utilisées par Total pour dégager des commissions.

Alors, Charles Pasqua et Bernard Guillet sont-ils destinataires de bons de pétrole irakiens en récompense de leur bienveillance à l’égard du régime de Saddam Hussein ? Bernard Guillet a-t-il joué les intermédiaires entre Bagdad et Pasqua ? Les Américains n’auraient-ils qu’un objectif : punir un ancien ministre français trop conciliant avec l’ennemi ? Pour tenter d’avoir la réponse à ces trois questions, il faut entendre Bernard Guillet. L’audition a lieu le 28 avril.

D’emblée, Guillet se montre catégorique : « Je n’ai jamais été allocataire de barils de pétrole irakien, pas plus que je n’ai servi d’intermédiaire pour que M. Charles Pasqua en reçoive. » Catégorique encore, lorsque le juge lui montre le courrier du 17 juin 1999, cité plus haut. « Sa valeur, martèle-t-il, est sujette à caution, car elle a été transmise par la commission Volcker, qui la tient elle-même de la société pétrolière irakienne d’Etat, Somo. »

Pourrait-il s’agir d’un faux, interroge Courroye ? Réponse : « C’est possible. » Guillet poursuit : « Je pense que l’intérêt pour les Américains, c’est de montrer qu’un ancien ministre français puisse être impliqué. » L’audition semble tourner court… quand Guillet révèle que Tarek Aziz a bien eu l’intention de remercier Charles Pasqua pour avoir organisé sa venue en 1993. L’ancien conseiller diplomatique de Pasqua reconnaît même avoir rencontré les dirigeants de la Somo… Lesquels lui ont annoncé qu’ils avaient un projet de contrat pour Charles Pasqua. Mais, ajoute Bernard Guillet, « la conversation est alors devenue confuse et on s’est séparés assez sèchement. J’ai rendu compte à Tarek Aziz en lui disant […] que l’on était sensible au geste du président Hussein en faveur de M. Pasqua. M. Tarek Aziz a dit que c’était dommage, mais n’a pas véritablement insisté ». Interrogé sur le 1,5 million de barils qu’il devait percevoir, Bernard Guillet fait cette réponse : « J’émets l’hypothèse que mon nom a été utilisé par Tarek Aziz pour bénéficier de ressources à l’étranger et percevoir des commissions sur des ventes de pétrole. » Mais Guillet admet que l’ancien vice-Premier ministre irakien ne l’a jamais averti d’un tel stratagème…

L’audition touche à sa fin. Alors qu’il avait nié, face aux enquêteurs, avoir reçu de l’argent de l’avocat Firzli, également attributaire de barils de pétrole, devant le juge, il se rétracte, reconnaissant que l’avocat lui a versé 74 500 francs suisses, le 14 octobre 1999, 58 779 francs suisses le 20 décembre, 39 562 francs suisses le 1er janvier 2000, 40 780 francs suisses le lendemain. Ce n’est pas fini : le 8 juin 2000, Frizli lui octroie 40 400 dollars, suivis, le 5 septembre 2000, de 30 300 dollars. Une dernière gratification a lieu le 24 octobre 2000 : 55 350 dollars.

Y a-t-il eu manipulation ?

Toutes ces sommes, avant d’atterrir chez Firzli, provenaient de Genmar, l’inévitable société-écran du groupe Total. Guillet jure qu’il ne conservait pas le moindre centime puisqu’il reversait l’argent, sur ordre de Firzli, à un diplomate de l’ONU, quand ce n’était pas un certain… Mohamed. Joli embrouillamini, en vérité, que cette incursion dans les secrets, les non-dits et les entourloupes pétrolières du régime de Saddam Hussein. Un homme politique, lui, trouve cette histoire de pétrole parfaitement limpide : Charles Pasqua. Pour ce dernier, qui voit, depuis des mois, son nom cité par le Sénat américain et par la presse internationale, il n’y a aucun doute : on veut, à travers lui, viser Jacques Chirac, hostile à l’intervention américaine en Irak. Si l’ancien ministre de l’Intérieur, qui dément avoir reçu des barils de pétrole irakien, exclut « une manipulation des services américains, il s’interroge tout de même sur l’origine des documents (le mettant en cause) et dans quelles conditions ils ont été trouvés ». Parfaitement serein, Charles Pasqua « souhaite que les enquêtes aillent jusqu’au bout ». Avant d’ajouter : « Cela ne devrait pas être très difficile de retracer les flux financiers, de voir qui a donné les ordres, qui a reçu l’argent. »

Aujourd’hui, le juge Courroye, qui a mis en examen le 20 mai la journaliste palestinienne Hamida Na’na, attend de savoir si le parquet de Paris lui délivrera le réquisitoire supplétif, qui, seul, peut lui permettre d’aller plus loin dans ses investigations. Et de savoir si oui ou non la dizaine de Français cités comme destinataires des largesses de l’Irak, tant par le Sénat américain que par la commission Volcker, relève effectivement d’une manipulation ou reflète une terrible réalité.

Le 18 novembre 2004, bien avant le voyage de Courroye aux Etats-Unis, on pouvait lire dans un rapport de synthèse de la PJ, sur l’affaire Total et les divers circuits de corruption mis en place : « […] Le gouvernement irakien - celui de Saddam Hussein - est à la recherche d’appuis politiques.[…] Il est donc logique qu’il ait cherché à gagner des personnalités influentes à sa cause, en contrepartie d’allocations de droits de représentation. […] C’est ce qui explique le rôle […] joué par l’avocat Elias Firzli. Il est donc probable que Firzli ait servi d’intermédiaire à des personnalités françaises influentes pour négocier auprès des sociétés pétrolières comme Total des allocations de barils distribuées par le gouvernement irakien. »

Y aurait-il là un commencement de réponse aux interrogations du juge Courroye ?

Post-scriptum

Les ventes clandestines de pétrole ont permis au gouvernement irakien de récupérer 11 milliards de dollars entre 1991 et 2003. 73% de ces bénéfices « illégaux » proviennent d’accords secrets avec des pays voisins du régime de Bagdad.

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