« Total s’est érigé en autorité souveraine capable de rivaliser avec les Etats »

Dimanche 18 juin 2017

Entretien

« Total s’est érigé en autorité souveraine capable de rivaliser avec les Etats »

Pour le philosophe Alain Deneault, le groupe pétrolier français échappe à la portée législative des pays où il opère.

Propos recueillis par Pierre Lepidi

LE MONDE Le 22.05.2017 à 13h08 • Mis à jour le 22.05.2017 à 13h13

Docteur en philosophie de l’université Paris-VIII et directeur de programme au Collège international de philosophie de Paris, le Canadien Alain Deneault, a publié, en février, De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit. Fruit d’un travail minutieux de deux ans et demi, ce livre de plus de 500 pages détaille comment la firme, par un entrelacs de sociétés, est devenue « une autorité souveraine, capable de rivaliser avec des Etats et de générer un nouveau rapport à la loi ».

Quel est ce nouveau rapport à la loi dont vous parlez ?

[…] Total profite du fait que les filiales ne sont pas solidaires de la maison-mère et qu’elles sont donc des entités autonomes qui dépendent de la législation du lieu où elles sont actives. Quand Total dit qu’elle a agi légalement aux Bermudes, ça veut dire que sa filiale respectait le droit des Bermudes… Sauf qu’il s’opère parfois un divorce entre la morale élémentaire et la technicité du droit.

Avez-vous un exemple précis ?

En 2006, Christophe de Margerie a été mis en examen en France pour « complicité d’abus de biens sociaux » et « complicité de corruption de fonctionnaires étrangers », car dans les années 1990 il représentait en Irak Total CFP, une ancienne mouture de Total. On le soupçonnait alors, lui et son entreprise, d’avoir contourné le programme onusien « pétrole contre nourriture ». Interrogé par les juges, il a confirmé une partie des accusations mais s’est défendu en disant : « Je ne pense pas que ce soit de la corruption de fonctionnaire mais que c’est l’Etat irakien qui devient déliquescent. La corruption de fonctionnaire, c’est lorsque le fonctionnaire a encaissé les fonds. »

En fait, il a utilisé les bons offices d’un avocat d’affaires pour accéder indirectement aux ressources pétrolières du régime irakien, sans se conformer au programme humanitaire. Christophe de Margerie a été relaxé. Mediapart en a conclu que « la justice française était très mal outillée pour traiter les affaires de corruption internationale », et Le Monde a qualifié ce verdict de « surprenant ».

Vous écrivez que « Total a colonisé l’Afrique à des fins d’exploitation ». Quels leviers ont été utilisés ?

Dans son empire africain, De Gaulle a reproduit le modèle de la Grande-Bretagne dans l’ex-empire ottoman après la première guerre mondiale. Ce schéma consiste à créer des enveloppes juridiques où ce ne sont plus les Etats qui encadrent les sociétés industrielles, mais où ce sont elles qui se créent des Etats sur mesure. Au Gabon, au Congo-Brazzaville et dans une moindre mesure au Tchad ou au Cameroun, une société pétrolière va alors directement relever du pouvoir politique de Paris.

Elf [qui a fusionné avec Total en 2000] va ainsi développer un savoir-faire dans l’exploitation des hydrocarbures, mais aussi dans le renseignement et la stratégie politique afin de se donner des interlocuteurs publics choisis. On va transformer un Etat d’Afrique en une sorte de comptoir, d’émirat.

Quel rôle a tenu Jacques Foccart, secrétaire général de l’Elysée aux affaires africaines de 1960 à 1974 ?

Il fut incontestablement un acteur de premier plan. Sans lui, Total ne serait pas présente au Gabon ou au Congo-Brazzaville, sans parler de l’Angola ou du Nigeria. Son legs appartient aujourd’hui en grande partie à Total.

La firme dit que le passé est le passé. Mais les infrastructures, les brevets, le savoir-faire et les réseaux d’influence sont le fruit d’un passé où les choses ont parfois eu lieu de manière controversée, à la faveur de guerres, de conquêtes, de bombardements et de tractations diverses… Jacques Foccart a été à la source de cette capitalisation. Je pense que Total pourrait dire que « le passé appartient au passé » si elle dédommageait les populations qui ont été lésées par elle dans le passé.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/05/22/total-s-est-erige-en-autorite-souveraine-capable-de-rivaliser-avec-les-etats_5131798_3212.html#lO8ffOsYH6veum9k.99

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