LA CLEMENCE DE BELLINZONE

Jeudi 19 septembre 1996 — Dernier ajout dimanche 1er juillet 2007

Journal l’Humanité

Rubrique Articles

Article paru dans l’édition du 19 septembre 1990.

LA CLEMENCE DE BELLINZONE

Les financiers de la drogue qui travaillaient avec l’époux de l’ex-ministre de la justice helvétique seront libres dans dix mois. Résultat du verdict prononcé à l’issue du procès des frères Magharian dont la portée dépasse largement les frontières de ce pays.

Un article de Jean Ziegler, auteur de « La Suisse lave plus blanc ».

A Bellinzone, capitale du canton suisse du Tessin, vient de s’achever le premier grand procès européen contre des financiers du trafic intercontinental de la drogue. Neuf jours d’audience, multitude de témoins, bataillons d’avocats, passage à la barre -fait exceptionnel- de « taupes » de la Drug Enfoncement Administration (DEA) américaine, de la section anti-drogue de la Guardia di Finanza d’Italie. Les accusés : Béchir et Jean Magharian, deux frères arméniens de nationalité libanaise qui, de 1986 à 1988, exerçaient leur (considérable) talent de blanchisseur d’argent sale principalement à Zurich et Lugano.

Rappel : le 21 février 1987, sur un parking de Bellinzone, un commando de la police tessinoise intercepte un camion turc transportant 100 kilos de morphine-base et d’héroïne. Une « taupe » de la DEA, le légendaire Sam Le Blond (personne ne connaîtra jamais autre chose que son nom de code) avait infiltré au péril de sa vie une vaste organisation turco-libanaise de trafic de drogue et de blanchiment d’argent.

L’enquête qui commença alors, menée par le téméraire procureur Dick Marti, en collaboration étroite avec la DEA et la Guardia di Finanza, eût les conséquences qu’on sait : chute en 1989 du ministre fédéral de la justice, Elisabeth Kopp ; du procureur de la Confédération, Rudolf Gerber ; de Huber, chef de la police fédérale ; etc…. Quant aux frères Magharian, ils étaient arrêtés à Zurich le 7 juillet 1988.

Septembre 1990 : la cour d’assises de Belinzone condamne les frères Magharian à quatre ans et demi de réclusion. Le procureur avait requis huit ans. La loi prévoit jusqu’à 20 ans de réclusion.

L’extrême mansuétude de ce jugement choque : compte tenu des 26 mois de préventive et de la libération anticipée qui intervient aux deux tiers de la peine, les Magharian resteront en prison encore dix mois exactement. Chacun paiera une amende de 50 000 Frs suisses (1), somme ridicule pour des financiers maniant annuellement des milliards de dollars. Dernière belle faveur accordée par le tribunal : la Suisse restituera aux pauvres Magharian les 5 millions de FS séquestrés sur leurs comptes helvétiques au moment de leur arrestation.

Ce procès a une portée qui dépasse de très loin les frontières de la Suisse. Il révèle certains enseignements paradigmatiques utiles pour comprendre la stratégie de lutte contre les blanchisseurs de l’argent de la mort mise au point au sommet des pays industrialisés de Paris le 14 juillet 1989 et concrétisée par les recommandations des 120 experts du GAFI en février 1990.

Premier enseignement : l’extrême difficulté de rassembler des preuves indispensables pour lutter judiciairement contre ces monstres froids. La lutte des démocraties occidentales contre les cartels internationaux du crime organisé ressemble - je le répète- à la course entre une 2CV et une Ferrari. Les Magharian ont blanchi des sommes énormes pour les réseaux turco-libanais comme pour le cartel de Medellin.

Deuxième enseignement : le fameux « plea-bargaining », la négociation avant l’ouverture du procès n’existe pas en Europe. Néanmoins s’il veut aboutir, le procureur doit, en formulant son acte d’accusation, retrancher de son récit les noms d’un certain nombre d’acteurs. Les Magharian ont résidé à Zurich, à l’hôtel, sans permis de séjour ni couverture commerciale. Pourtant ils ont apporté au Crédit Suisse et à d’autres grandes banques multinationales comme l’Union des Banques Suisses, la modeste somme de 2 Milliards de FS, sur des comptes numérotés établis à leur usage.

Les Magharian ont été pendant de longues années les partenaires en affaire de Mohamed Sarkachi, propriétaire de la Sarkachi Trading SA à Zurich, dont l’avocat d’affaires internationales, Hans W. Kopp, époux de la malchanceuse ministre fédérale de la justice a été l’actif vice-président. Or à Bellinzone, Mohamed Sarkachi et les directeurs du Crédit Suisse n’ont été convoqués que comme témoins, bien que les défenseurs des Magharians aient en plein tribunal désigné Mohamed Sarkachi comme « un trafiquant notoire ».

Il y a deux lectures possibles du jugement de Bellinzone. L’une, positive, applaudit à cette première (et très modeste) condamnation obtenue à l’encontre de deux des principaux financiers des réseaux intercontinentaux de la drogue.

L’autre, inquiète, qui constate la réelle, quoique relative, impuissance de la justice démocratique à démanteler, par voie de procédure publique, les multiples et infiniment complexes organisations de blanchiment des profits des cartels du crime institutionnalisé. Je me rallie à cette seconde lecture.

Avec la quasi-totalité des observateurs, je constate que des réformes draconiennes des lois et procédures, des normes européennes, sont encore nécessaires pour combattre efficacement cette peste des temps modernes que constitue aujourd’hui l’empoisonnement de notre jeunesse par les seigneurs de la cocaïne, du crack, de l’héroïne opérant en toute impunité au cœur même de nos sociétés « civilisées ».

« La Suisse lave plus blanc » est parue aux Editions du Seuil.

Jean Ziegler.

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