« L’autre » Tiananmen : en 1989, c’est toute la Chine qui s’embrasait

Samedi 1er juin 2019

« L’autre » Tiananmen : en 1989, c’est toute la Chine qui s’embrasait

Par L’Obs avec AFP Publié le 01 juin 2019 à 06h55

Chengdu (Chine) (AFP) - C’est un « autre Tiananmen » presque oublié : au printemps 1989, au-delà de Pékin où des millions de Chinois avaient réclamé la démocratie, les villes de province voyaient aussi leurs manifestations matées dans le sang.

Karl Hutterer, un professeur austro-américain alors de passage à Chengdu (sud-ouest), à 1.800 kilomètres de la capitale, se souvient encore des scènes de chaos auxquelles il a assisté depuis le toit de son hôtel.

Début juin 1989, il dit avoir vu les forces de l’ordre faire irruption sur l’une des principales places de la ville, profitant de la nuit pour tirer des gaz lacrymogènes et frapper les manifestants à coups de matraque.

La place Tiananmen de Pékin était depuis sept semaines l’épicentre de manifestations jamais vues et dont la répression par l’armée a fait des centaines de morts dans la nuit du 3 au 4 juin.

Mais c’est toute la Chine qui a été touchée par ce mouvement de contestation, catalysé par l’opposition à la corruption et à l’inflation, qui frappait les ménages après une décennie de réformes économiques.

« J’ai vu des gens transportés hors de l’hôpital situé près de la place. Il y avait des blessés et probablement aussi des morts », raconte Karl Hutterer à l’AFP à propos des événements de Chengdu.

« Une personne qui ne parlait pas anglais m’a pris à part et m’a fait comprendre avec des gestes que c’était l’endroit où quelqu’un avait été frappé à mort », explique-t-il.

Selon diverses estimations, une centaine de villes auraient été touchées par la contestation.

« C’était un mouvement populaire, où tout le monde partageait, à tout le moins, le désir d’avoir davantage de libertés et de droits », déclare à l’AFP Andrea Worden, qui enseignait l’anglais à Changsha (centre).

  • ’Furieux’ -

En raison de la quasi-absence de médias étrangers hors de Pékin, beaucoup de témoignages sont aujourd’hui perdus, les autorités imposant le silence sur ces événements.

« C’est une question de temps avant que le souvenir disparaisse complètement », estime Mme Worden, aujourd’hui militante des droits de l’homme.

Ces manifestants suivaient attentivement ce qui se passait dans la capitale. Et lorsque des étudiants de Tiananmen ont commencé à refuser de s’alimenter, ils ont aussitôt bénéficié d’un fervent soutien en province.

A Changsha, Andrea Worden estime qu’au moins 20.000 jeunes ont protesté le 17 mai, portant des banderoles sur lesquelles étaient inscrit : « Soutien aux grévistes de la faim de Pékin ».

Quelques jours plus tard à Changchun (nord-est), des centaines d’ouvriers organisaient un défilé, se souvient Tang Yuanjun, ex-ingénieur à l’usine automobile FAW.

Et lorsque la nouvelle s’est répandue que l’armée avait ouvert le feu sur les manifestants à Pékin, partout en Chine des gens sont descendus dans les rues en signe de solidarité.

« On était furieux », raconte un étudiant de l’université de Lanzhou (nord-ouest) qui souhaite garder l’anonymat.

« La cruauté du gouvernement avait annihilé nos peurs », explique son camarade Ding Mao, un des leaders étudiants locaux à l’époque.

La nuit du 4 juin, en réaction à la répression dans la capitale, il avait occupé avec d’autres camarades un pont sur le fleuve Jaune — un des principaux points d’accès à la ville — afin de bloquer une intervention de l’armée.

Selon lui, des milliers d’autres habitants de Lanzhou ont également participé au blocage, notamment dans les rues et à la gare.

  • Matraques et couteaux -

Le 4 juin constitue selon lui un tournant pour la Chine, car après cette date « beaucoup de gens ont réalisé qu’il n’y aurait aucune possibilité de compromis ou de réforme (politique) ».

Beaucoup de Chinois ont également payé un lourd tribut personnel pour avoir participé aux manifestations.

Tang Yuanjun, l’ingénieur automobile de Changchun, a écopé de 20 ans de prison pour activités « contre-révolutionnaires ». Il est sorti en 1997, après huit ans d’emprisonnement.

« J’étais très choqué. C’est comme si la Révolution culturelle était revenue », explique l’homme d’aujourd’hui 62 ans, qui vit désormais aux Etats-Unis.

A Chengdu, entre six et 300 personnes sont mortes, selon la journaliste Louisa Lim, auteure d’un ouvrage sur les événements. Une estimation basée sur des câbles diplomatiques américains, un lanceur d’alerte du Parti communiste chinois (PCC) et divers témoins.

Les forces de l’ordre frappaient les manifestants « avec des matraques et des couteaux jusqu’à ce qu’ils ne bougent plus », a écrit Karl Hutterer dans des notes datées du 10 juin 1989, fondées sur son expérience et des témoignages.

Mais 30 ans après, cette période de l’histoire de Chine reste taboue. Et les autorités effacent avec zèle d’internet toute référence à la répression.

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