Monaco guerre des juges et argent sale

Mercredi 8 août 2007

Les circuits de l’argent sale

L’Express du 11/06/1998

Monaco guerre des juges et argent sale

Par Gilles Gaetner

Extraits :

Cette histoire écœure un peu plus Jean Philippe Rivaud, qui décide de quitter Monaco. Il y sera resté sept mois ! Avant de partir, il adresse une lettre au directeur des services judiciaires de Monaco, dans laquelle il dit crûment ce qu’il a sur le cœur. C’est l’émoi au palais de justice. Jamais un magistrat n’avait osé prendre pareille initiative ! Pour Gaston Carrasco, le coup est rude. Le départ de l’un de ses substituts constitue un échec. Il est aussi un avant-goût d’une nouvelle bataille qui va l’opposer, de manière frontale cette fois, au juge d’instruction Charles Duchaine.

Ce dernier, 36 ans, partage les mêmes convictions que Rivaud. Il fait, comme lui, partie de ces juges qui ont pour modèle les Courroye, Van Ruymbeke et Eva Joly… Il croit, comme eux, à ce fameux espace judiciaire européen dont la création devrait faciliter la lutte contre le crime organisé. Aussi veut-il « sortir » des affaires. Quitte à déplaire au procureur général.

Dès son arrivée, Charles Duchaine s’oppose sévèrement à Gaston Carrasco, à propos d’un dossier mettant en cause un avocat célèbre soupçonné d’avoir perçu des honoraires fictifs afin de blanchir de l’argent. Pour en avoir le cœur net, Duchaine demande la désignation d’un expert. Le procureur général s’y oppose.

La guerre entre les deux hommes ne fait que commencer. Elle va aller crescendo. A l’automne 1996, c’est l’exécution d’une commission rogatoire internationale en provenance d’Italie qui envenime une première fois leurs relations. A l’époque, le procureur d’Asti enquête sur une gigantesque escroquerie : deux Italiens, les frères Franco et Devis Chiarolanza, auraient perçu frauduleusement une indemnité de 1,5 milliard de lires destinée à les dédommager des inondations subies en 1994 dans leur boutique de vêtements de luxe.

Or cette somme aurait atterri sur le compte d’une société monégasque, Cogetra, animée par les frères Chiarolanza et par Daniel Ducruet, mari, à l’époque des faits, de Stéphanie de Monaco. Une affaire sensible donc, qui risque d’éclabousser la famille princière.

Le procureur d’Asti envoie donc une commission rogatoire à Duchaine pour qu’il fasse la lumière sur cette histoire. Fidèle à son habitude, le juge ne mollit pas. Et décide de placer sur écoutes les quatre lignes téléphoniques de la société Cogetra. La moisson est fructueuse : le juge apprend que Ducruet a manifesté, à plusieurs reprises, auprès de ses interlocuteurs son inquiétude à propos de cette affaire. Il apprend encore que l’époux de Stéphanie a appelé une avocate italienne pour l’informer de l’arrestation d’un des frères Chiarolanza. Visiblement, Ducruet est soucieux…

Décidément pugnace, le juge Duchaine perquisitionne, le 12 novembre 1996, à la Cogetra et fait conduire les trois hommes qui s’y trouvent, Daniel Ducruet, son frère Alain et un certain Didier Gambino, au siège de la direction de la sûreté publique. Là, on les fait patienter dans un local sonorisé. Une façon commode d’entendre leur conversation. Les investigations du juge avancent à grands pas. Seulement voilà : Carrasco découvre que cette « sonorisation » a été faite à son insu et que seul le procureur d’Asti en a été informé, au cours d’un entretien secret avec Duchaine. Furieux, Gaston Carrasco demande l’annulation d’une partie de la procédure. Motif ? Le juge a exécuté la commission rogatoire dans des conditions totalement irrégulières. Il aurait dû alerter le procureur général. Ce qu’il n’a pas fait. La Cour d’appel donne raison à Carrasco, à la stupéfaction de Duchaine. Ce dernier ne peut s’empêcher de penser que derrière cette annulation se cache un objectif inavouable : empêcher qu’un scandale, via Daniel Ducruet, ne rejaillisse sur la famille princière.

Polémique au palais de justice

La tension monte d’un cran entre le procureur général et Charles Duchaine. Elle va même s’amplifier à propos d’une énorme affaire de drogue à laquelle est mêlé un certain Moshe Binyamin, citoyen israélien.

Au début de 1997, Charles Duchaine estimant ses investigations terminées, souhaite renvoyer Binyamin en correctionnelle. Nouveau refus du procureur général qui, estimant l’enquête incomplète, interjette appel. Et nouvelle victoire : la Cour d’appel confirme qu’il faut poursuivre les investigations. Une fois encore, Duchaine a le sentiment qu’on veut étouffer une affaire sensible.

Alors, le 22 mai 1997, Charles Duchaine adresse une lettre cinglante au directeur des services judiciaires, Noël Museux, dans laquelle il écrit : « Je viens de prendre connaissance de l’arrêt de la Cour. Cette décision est de nature à entraîner l’enlisement du dossier (…). Je ne peux assumer cette responsabilité. Les liens de cet inculpé [Binyamin] avec les narcotrafics sont évidents. » Et le juge de conclure : « J’exécuterai cet arrêt avec loyauté et célérité, mais sans aucune conviction. » Pour faire bonne mesure, il en adresse une copie au Quai d’Orsay, qui atterrit à la chancellerie. Cette initiative est maladroite. Duchaine, en effet, soumis aux lois de la principauté, n’a pas à alerter le gouvernement français du conflit qui l’oppose à sa hiérarchie locale.

La réaction des services judiciaires monégasques ne se fait pas attendre. Le 16 juin, Noël Museux répond à Charles Duchaine en des termes extrêmement durs : « Votre attitude met gravement en cause le mécanisme institutionnel de l’appel. Elle montre que vous ne paraissez pas en mesure d’instruire ce dossier à charge et à décharge, comme il sied à un juge d’instruction recherchant la vérité dans la sérénité. Monsieur le Président de la Cour d’appel demande que vous soyez écarté de l’instruction et qu’il soit mis fin à vos fonctions à Monaco, où vous n’avez plus votre place. J’ai donc décidé d’engager [contre vous] une procédure disciplinaire. »

Duchaine est abasourdi. Quarante-huit heures plus tard, Dominique Auter tente d’intervenir auprès de Noël Museux en faveur de son collègue. En vain.

Le 17 octobre 1997, cinq heures durant, l’ « affaire Duchaine » est examinée par la Cour de révision judiciaire, l’équivalent de notre Cour de cassation. L’atmosphère est pesante. Quatre magistrats, ainsi que le chef de la sûreté monégasque, Maurice Albertin, viennent témoigner en faveur de Charles Duchaine. Rien n’y fait. Gaston Carrasco, qui occupe le siège du ministère public, réclame une sanction exemplaire contre son collègue : la révocation. En clair, le retour immédiat de Duchaine en France. Il n’est pas suivi. La Cour se contente, en effet, d’infliger la censure avec réprimande. Autrement dit, une sanction minime. C’est un camouflet pour Carrasco. Duchaine peut rester à Monaco.

Pareil affrontement n’a jamais eu lieu entre magistrats à Monaco. Certes, l’enterrement ou à tout le moins le ralentissement du cours des dossiers sensibles n’est pas un phénomène nouveau. La France n’est pas exempte de telles pratiques… Mais là, à Monaco, il s’agit de dossiers de droit commun.

Même si, à Paris, la chancellerie affiche une prudence évidente concernant la mise en cause de Duchaine, de peur d’une brouille avec les autorités monégasques, elle est prête à en tirer les leçons. Ainsi, la ministre de la Justice, Elisabeth Guigou, aurait décidé de ne pas renouveler Gaston Carrasco à son poste de procureur général. Officiellement, parce que les deux mandats de cinq ans qu’il a accomplis sont amplement suffisants. Le même sort devrait être réservé au premier président de la Cour d’appel, Jean-Charles Sacotte, dont le détachement se termine bientôt. Quant à Noël Museux, le directeur des services judiciaires, il devrait, lui aussi, partir. Mais pour cause de retraite. Une affaire qui montre, pour le moins, que la justice de la principauté connaît une crise sans précédent.

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