L’argent sale au coeur d’un rapport des députés sur la mafia

Mardi 30 janvier 1996 — Dernier ajout mardi 8 mai 2007

L’argent sale au cœur d’un rapport des députés sur la mafia

La commission d’enquête parlementaire qui présentera ses travaux mercredi distingue les tentatives de pénétration financière et la colonisation en douceur des circuits économiques par l’intermédiaire de redoutables agents.

LA commission d’enquête parlementaire sur la mafia, créée fin octobre 1992 à la demande d’André Lajoinie, président du groupe communiste à l’Assemblée, et de François d’Aubert (UDF), va rendre public mercredi son rapport. Celui-ci a été adopté à l’unanimité de ses membres, à l’issue de trois mois de travaux.

Les tentatives de pénétration de la mafia en France constituent pour la commission « une redoutable menace », a indiqué le rapporteur socialiste Bertrand Gallet. Même si l’implantation hexagonale de la mafia apparaît limitée, en revanche l’argent, mais aussi les hommes de Cosa Nostra (américano-sicilienne) ou de la Camorra napolitaine s’infiltrent dans le tissu économique et social français. Il est difficile d’apprécier la réalité de cette implantation. La commission évalue à 90 milliards à 100 milliards de dollars (soit 495 milliards à 550 milliards de francs) l’argent du crime blanchi annuellement en Europe.

Le phénomène sur notre sol n’est pas vraiment nouveau. Dans les années soixante-dix, l’ombre de la mafia planait sur la guerre des casinos de la Côte d’Azur. Une vague d’arrestations d’hommes liés à la mafia a eu lieu dans le Sud depuis 1989. La récente nomination du juge Michel Debacq, comme coordinateur entre Paris et Rome, témoigne aussi de l’inquiétude suscitée par la présence grandissante de la mafia, même si la France jusqu’ici a servi de « sanctuaire » aux parrains du crime organisé.

La mafia française n’est pas la mafia italienne. Cependant, Guy Hermier, député communiste et membre de la commission, note qu’en liaison avec la dégradation du tissu social « on assiste à l’apparition de situations mafieuses localisées ». Le blanchiment de l’argent sale de la mafia, le cadre européen (Marché unique, Maastricht) sont de fait propices à ces activités et font de la France « une zone sensible ». Ce point précis n’était pas l’objet du rapport. Il reste que la mafia italienne colonise le territoire français, en douceur, par l’intermédiaire d’agents de tous ordres. Deux stratégies sont mises en œuvre : l’argent et les hommes.

Beaucoup d’argent même. L’argent sale issu de la drogue ne serait plus le principal revenu de la mafia qui tire désormais l’essentiel de ses ressources de l’argent public : le contrôle des appels d’offre de marchés - selon la célèbre formule de Giovanni Falcone, il s’agit d’une « pollution de l’économie légale » - et les aides communautaires, celles provenant de la CEE. L’argent est déversé sur notre sol, pour le recycler et conquérir des positions dans l’économie. Il pénètre par des « têtes de pont », des établissements financiers et bancaires. C’est notamment le cas des principautés de Monaco et d’Andorre, de l’île antillaise (franco-néerlandaise) de Saint-Martin.

Les capitaux sont ensuite investis dans les casinos (véritables « lessiveuses » des profits illicites) ainsi que dans les projets immobiliers et touristiques de la Côte d’Azur, les golfs, le marché de la viande etc. Pas question d’utiliser des truands ou de transiter par les organisations criminelles françaises. Cette conquête est très sophistiquée et fait appel à des « gestionnaires de fortune » gravitant dans le monde de la finance. C’est par eux que le contact est établi avec les hommes d’affaires et les hommes politiques.

Autre menace : l’arrivée et l’implantation des hommes. Le rapport évoque longuement le cas de Domenico Libri, l’un des principaux chefs de la mafia calabraise arrêté en 1992 à Marseille, extradé depuis peu en Italie, et s’étonne de l’ampleur de ses investissements en France. Deux repentis italiens ont fait état de ramifications de la Cosa Nostra dans la région de Grenoble, où vit une importante communauté sicilienne originaire du village de Sommatino, à proximité de Caltanissetta. D’autres témoignages ont permis de constater que la mafia italienne cherchait périodiquement à s’infiltrer en France.

Pour stopper la progression de la mafia, la commission proposerait trois séries de mesures faisant appel à la prévention et à la dissuasion. Elle préconise notamment la création d’« un groupe interministériel de renseignements et d’études sur les mafias », la spécialisation de magistrats, suivant l’exemple italien, et les renforcements des textes de loi avec l’introduction du délit d’appartenance à une association mafieuse.

BERNARD DURAUD.

Journal l’Humanité

Rubrique Articles

Article paru dans l’édition du 30 janvier 1993.

Publié avec l’aimable autorisation du journal l’Humanité.

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