« Suisse Secrets » : le secret bancaire de la Suisse, un danger pour la liberté d’informer

Dimanche 20 février 2022

« Suisse Secrets » : le secret bancaire de la Suisse, un danger pour la liberté d’informer

Par Jérémie Baruch, Anne Michel et Maxime Vaudano Publié aujourd’hui à 18h00, mis à jour à 18h08

Décryptages L’article 47 de la loi bancaire, qui a fait du pays un havre financier, a été élargi en 2014 à d’autres acteurs qu’aux banquiers, menaçant les lanceurs d’alerte et les journalistes.

Il est rare que la prospérité d’un pays repose sur un unique article de loi. Ce fut pourtant le cas de la Suisse, qui a construit sa fortune sur l’article 47 de sa loi bancaire. Introduite en 1934, cette disposition érige le secret bancaire en principe inviolable : tout banquier suisse qui s’aventurerait à dévoiler des informations sur l’un de ses clients est passible de poursuites pénales pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement. C’est grâce à cette règle, d’une sévérité alors inégalée parmi les nations développées, que la Suisse a bâti sa réputation de havre financier, hors d’atteinte des autorités fiscales et judiciaires du monde entier.

« Suisse Secrets » : une enquête sur les clients douteux de Credit Suisse

« Suisse Secrets » est une enquête collaborative basée sur la fuite d’informations issues de plus de 18 000 comptes bancaires administrés par Credit Suisse depuis les années 1940 jusqu’à la fin des années 2010. Ces données ont été transmises par une source anonyme, il y a un peu plus d’un an, au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, qui les a partagées avec quarante-sept médias internationaux, dont Le Monde et le consortium d’investigation Organized Crime and Corruption Reporting Project ou OCCRP.

Ces données ont été passées au peigne fin par 152 journalistes issus de trente-neuf pays. Ceux-ci ont, en outre, interrogé d’anciens responsables de la banque, ainsi que des régulateurs et des magistrats anticorruption, et analysé de multiples dossiers judiciaires et déclarations financières. La personne à l’origine de cette fuite a tenu à conserver l’anonymat, mais a accepté d’expliquer sa motivation : dénoncer les effets du secret bancaire suisse sur la communauté internationale. Selon cette source anonyme, « le prétexte de la protection de la confidentialité financière n’est qu’une feuille de vigne couvrant le rôle honteux des banques suisses en tant que collaboratrices des fraudeurs fiscaux ».

Toléré pendant près d’un siècle, le secret bancaire suisse a pourtant fini par faire les frais des scandales d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent, facilités par l’opacité de la place financière helvétique. Les Etats-Unis ont ouvert la brèche en 2013, avec leur loi extraterritoriale Fatca (Foreign Account Tax Compliance Act), qui a contraint les banques suisses à faire la transparence sur les avoirs de leurs clients américains. Sous la pression des grandes puissances, la Suisse a ensuite accepté de se soumettre aux règles internationales d’échange de données fiscales : depuis 2018, elle doit automatiquement informer les autorités fiscales du pays d’origine des clients étrangers de l’existence de leurs comptes en Suisse, pour décourager la fraude fiscale. Un geste de bonne volonté qui a permis au pays de sortir en 2019 de la liste des paradis fiscaux établie par l’Union européenne.

Pour autant, la Confédération helvétique n’a pas totalement renoncé à cette culture du secret, qui reste l’un de ses « avantages compétitifs » dans l’économie mondiale. C’est d’ailleurs ce qui a motivé la source anonyme de « Suisse Secrets » à faire fuiter les données confidentielles de Credit Suisse à la presse. « Cette situation favorise la corruption et prive les pays en développement de recettes fiscales dont ils ont tant besoin. Ce sont eux qui souffrent le plus de cette opération façon Robin des bois à l’envers », écrit la source, dans une déclaration aux médias partenaires de l’enquête, jugeant « les lois suisses sur le secret bancaire (…) immorales ». De fait, si la plupart des grandes puissances ont signé des accords d’échange automatique d’informations avec la Suisse, une centaine de pays ne bénéficient toujours pas de droit de regard sur le coffre-fort helvétique.

Jusqu’à cinq ans d’emprisonnement

Le culte du secret se mesure aussi à la hantise de la place financière helvétique face à l’éventualité d’une « fuite d’informations » comme « Suisse Secrets ». Ces « leaks », qui révèlent l’identité et les avoirs de riches et puissants clients attirés par la discrétion du pays, sont le grand cauchemar de la place financière. La Suisse avait déjà été échaudée par la fuite de données bancaires de UBS, en 2008. La fuite, quelques années plus tard, des listings de HSBC dérobés par l’ancien informaticien Hervé Falciani et remis aux autorités françaises avant d’atterrir dans les colonnes des journaux, a convaincu la Suisse de renforcer son arsenal répressif, afin de dissuader les violations au secret bancaire. En 2014, l’article 47 de la loi bancaire a été renforcé pour punir sévèrement − jusqu’à cinq ans d’emprisonnement − toute personne transmettant des informations bancaires confidentielles à un tiers. Lire la suite.

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