La vie dangereuse d’un journaliste à Palerme

Mardi 25 septembre 2007

ITALIE. La vie dangereuse d’un journaliste à Palerme

Menacé par la Mafia pour ses enquêtes, Lirio Abbate a dû quitter la Sicile pendant plusieurs mois. De retour à Palerme, il a échappé à un attentat, et il décrit avec amertume ses conditions de vie et de travail.

Jeudi 6 septembre 2007 17:00

Giuseppe D’Avanzo, Courrier International

Lirio Abbate estime que le travail de journaliste à Palerme doit être fait en profondeur ou pas du tout. Il a 37 ans, il est rédacteur à l’agence de presse ANSA et correspondant du quotidien La Stampa. Comme tous les « bons » Siciliens, comme tous les meilleurs, il n’est pas porté sur les amitiés de groupe ni les réseaux de solidarité. Ce sont, disait l’écrivain Leonardo Sciascia, les pires Siciliens qui ont le goût du groupe, de la « cosca » (le clan).

Sans doute est-ce pour cela que Lirio suit sa route, même s’il sait parfaitement qu’il serait bien plus pratique de rester dans l’ombre, un peu à l’écart, tranquille. On peut toujours surfer à la surface des faits, se contenter de « prendre acte » qu’Untel a été mis en examen pour association mafieuse, que tel autre a été renvoyé en jugement, qu’un autre encore est poursuivi pour collusion avec tel ou tel clan, et rabâcher que la magistrature « a ordonné des enquêtes tous azimuts ». Personne ne vous en voudra. C’est votre travail et, si vous le faites avec prudence, sans excès, avec médiocrité, personne ne s’insurgera contre vous.

Mais, dit Lirio Abbate, qui a une compagne et une petite fille de 10 mois, ce travail-là n’est pas bien fait, il n’est pas honnête, parce qu’il ne relate pas ce qu’on voit et ce qu’on apprend : "Je sais, nous savons qui sont les mafiosi, les amis des mafiosi et leurs protecteurs. Je n’ai pas, nous n’avons pas besoin d’attendre une sentence ou la décision de la Cour de cassation, ni même les résultats d’une enquête judiciaire, parce que je pense que, avant la responsabilité pénale, qui n’est qu’une éventualité, il y a une responsabilité sociale et politique clairement identifiable. Si le député, le conseiller régional, l’administrateur, le chef de clinique ou le professeur d’université se promènent bras dessus bras dessous avec un mafieux, c’est un fait. Et il est de ma responsabilité de ne pas renvoyer le compte-rendu de ce fait au jour où tombera la décision du tribunal. Mon travail, c’est de le dire maintenant, tout de suite. Je ne suis pas une tête brûlée, je ne suis pas un extrémiste. Je suis un journaliste et je crois que ma mission tient en quelques mots : relater des informations que j’ai obtenues et vérifiées."

Ce doit être cette conviction qui a attiré tant d’ennuis à Lirio. Sa méthode de travail doit avoir mis de mauvaise humeur quelque gros bonnet à la moralité opaque. Son obstination de bénédictin à reconstituer le réseau des complicités « bourgeoises » qui pendant quarante-trois ans ont protégé la cavale du parrain Bernardo Provenzano ne doit pas avoir amélioré l’humeur des autres. Un jour, on le convoque dans les bureaux de la police judiciaire, où on lui dit « que dorénavant il serait surveillé avec discrétion et qu’il ne doit pas s’inquiéter ». Lirio se souvient qu’à ce moment-là ça lui a paru complètement disproportionné. « Tu te demandes quels ont été la phrase, le détail, le nom qui peuvent avoir inquiété, et tu n’arrives pas à les déterminer. Et tu continues ton boulot, en faisant comme si de rien n’était. »

Un jour Lirio trouve sur sa voiture « la lettre d’un ami » qui l’invite à « faire attention ». A la police judiciaire, on lui dit que la menace est « très sérieuse », qu’une escorte armée va le suivre pas à pas pendant la journée. Pour un journaliste, se promener entouré d’hommes armés est assez incongru. Le travail en pâtit irrémédiablement. Quelle « source » accepterait de te rencontrer en telle compagnie ? Lirio dit que ça l’a décidé à s’éloigner de la Sicile, à passer quelques mois à Rome. Il est retourné à Palerme il y a seulement dix jours, et aussitôt « ceux-là » se sont manifestés. Dans la nuit, « ils » ont placé une bombe artisanale sous sa voiture. Qui a été désamorcée peu après par les artificiers.

Les jours suivants ont été marqués par le silence de Palerme. "Dans ce qui m’arrive, affirme Lirio, je pense que j’ai de la chance. Je sens autour de moi la présence amicale de mes collègues de la rédaction. La direction de l’ANSA multiplie les attentions envers moi. La police et la magistrature ne pourraient pas mieux faire pour me rassurer. Mais, au-delà de ce cercle protecteur, je sens l’indifférence de la ville. C’est un paradoxe. Tu crois devoir faire en profondeur ton travail d’analyse pour éclairer les recoins sombres et sales de l’arrière-cour de cette « société civile ». Puis tu découvres que tu es un naïf. Personne ne veut regarder dans ces coins-là, les gens préfèrent leur tourner le dos, même si tu les tires par la manche. Alors tu te demandes pourquoi tu le fais, s’ils s’en foutent. Pourquoi est-ce que j’inflige à ceux qui me sont chers cette anxiété, cette peur, des appréhensions, et, Dieu m’en garde, pourquoi est-ce que je les expose au danger ? Pourquoi, me dis-je, n’écoutes-tu pas ce qu’on te dit : mais qui t’oblige à faire ça, va-t’en d’ici, pars tout de suite, tu ne vois donc pas que ça n’en vaut pas la peine ?"

"Tu sais pourquoi je ne décide pas de partir ? Pour l’honneur, cet honneur qui me demande d’avoir du respect pour moi-même, qui m’empêche de m’incliner devant la force et la peur, de pactiser avec ceux que je méprise. Cet honneur que beaucoup de Siciliens ont oublié de cultiver.

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