La citoyenneté comme arme fatale contre les mafias

Mercredi 14 décembre 2005 — Dernier ajout mercredi 5 septembre 2007

Journal l’Humanité

Rubrique Société

Article paru dans l’édition du 14 décembre 2005.

La citoyenneté comme arme fatale contre les mafias

Justice. La « caravane contre les mafias » avec à son bord le procureur général de Turin, Gian Carlo Caselli, a fait étape à Grasse à l’invitation du festival TransMéditerranée.

Grasse (Alpes-Maritimes) ; Correspondant régional.

C’est un paquet de pâtes vraiment extraordinaire. Pas seulement pour la qualité de ce blé dur sicilien cultivé dans le parc naturel des Madonie par une coopérative de jeunes puis travaillé dans le plus ancien des moulins de l’île, mais, surtout, comme indiqué au recto de l’emballage, parce qu’il est produit « sur des terres libérées de la mafia ». Avec le vin blanc et l’huile d’olive, c’est l’un des articles vedettes, vendu (1,20 euro le paquet) par la « caravane contre les mafias » créée en 1994 par la puissante association mutualiste ARCi, millionnaire en membres, à laquelle se sont joints les 1 200 groupes antimafia de Libera ainsi que l’ONG Avviso Pubblico. Comme l’explique Anna Buca, l’une des fondatrices à Catane de la caravane, « c’était d’abord une réponse instinctive aux assassinats (en 1992) des juges Falcone et Borsellino, l’idée d’un voyage à travers l’Italie pour dire aux juges antimafia qu’ils n’étaient pas seuls. C’est devenu aujourd’hui la construction d’un futur possible sans la mafia grâce à des projets de développement durable ».

Parmi ces magistrats qui ont courageusement pris la suite de Falcone et de Borsellino à Palerme, Gian Franco Caselli, aujourd’hui procureur général à Turin et représentant l’Italie à l’embryon de « parquet européen » Eurojust, qui a répondu à l’invitation du festival TransMéditerranée (FTM). « La mafia est un capitalisme qui ne produit rien », disait l’écrivain sicilien Sciascia. Aujourd’hui, les mafias sont en parfaite symbiose avec la mondialisation capitaliste. L’argent sale provenant des trafics de la drogue, des armes mais aussi des êtres humains - entre 300 et 500 milliards de dollars par an, estiment les experts de l’ONU - se recycle non seulement dans « l’économie propre » de plus en plus, dans les circuits financiers transnationaux, via les paradis fiscaux. Selon Gian Carlo Caselli, « on assiste à une contamination progressive de l’économie par les mafias qui s’accompagne d’un grave recul des droits sociaux et des libertés civiques ». Le « marché aux esclaves » contrôlé par des mafieux qui s’est créé à Milan autour des grands chantiers publics de la Lombardie (TGV, foire de Milan) en est l’une des preuves.

Néanmoins, la répression marque des points en Italie qui a su se doter d’un arsenal juridique adapté, par lequel est autorisée la confiscation des biens acquis frauduleusement. En neuf ans, la loi Pio La Torre, "dirigeant communiste sicilien" assassiné par la mafia, a permis de réorienter vers des activités sociales quelque 2 200 biens immobiliers et fonciers mafieux (la maison du boss Toto Rina est devenue une école) pour une valeur estimée à 220 millions d’euros.

Mais, comme insiste Gian Carlo Caselli, « tant que les droits des citoyens (travail, éducation, sécurité) ne seront pas garantis, les mafias continueront de prospérer, car elles récupéreront ces droits pour les transformer en faveurs ».

Pour contrebattre ce clientélisme qui pousse au crime, tout le « travail » des militants antimafia, juges ou simples citoyens italiens, consiste à démontrer que « la vie est bien meilleure et plus digne » sans la tutelle que l’organisation criminelle veut exercer sur la société. À cet avilissement et à cet asservissement, il oppose « l’antimafia de la joie » qui passe par la reconquête de la légalité et du travail « qui donnent à l’homme de la fierté et de la liberté » et l’élaboration de nouveaux droits du citoyen.

D’où l’importance politique de cette caravane qui effectivement n’engendre pas la tristesse : on l’a vérifié en dégustant, al dente, ces fameuses pâtes à la sicilienne libérées.

Philippe Jérôme

Publié avec l’aimable autorisation du journal l’Humanité.

Visitez le site du journal l’Humanité.

Revenir en haut