Le tsar incapable et corrompu

Jeudi 23 septembre 1999 — Dernier ajout dimanche 10 juin 2007

L’Express du 23/09/1999

Le tsar incapable et corrompu

par Sylvaine Pasquier, Alla Chevelkina, Philippe Coste

Terrorisme, scandales en série, décomposition de l’Etat… Pathétique fin que celle de Boris Eltsine, cramponné à la barre d’une Russie dérivant tel un bateau ivre

Il aura fallu deux attentats à Moscou, un à Volgodonsk, dans le sud du pays, et au moins 300 morts pour que Boris Eltsine sorte de son asthénie. A peine avait-il exigé des mesures de sécurité renforcées pour la protection de la population et celle des objectifs stratégiques - centrales nucléaires, pipe-lines ou gazoducs - qu’une voiture piégée provoquait une nouvelle hécatombe, cette fois à Rostov-sur-le-Don. « En 1917, la Russie était enceinte de la révolution. Elle l’est aujourd’hui de l’état d’urgence », s’est exclamé un commentateur de la télévision

Discrédité sur la scène internationale, éclaboussé par un scandale sans précédent, soupçonné d’avoir couvert les menées d’une oligarchie prédatrice, d’avoir lui-même cédé à la corruption, le chef de l’Etat s’abîme dans une fin de règne pathétique. Sans doute ne le voit-on plus vaciller en public. Mais, désormais, les plus lucides de ses administrés s’inquiètent moins de ses pulsations cardiaques ou de ses « refroidissements » que de son apathie, de son laxisme, tenus pour responsables de l’effondrement d’un Etat incapable d’assurer non seulement une vie décente à ses citoyens - il arrive qu’on tue, en Russie, pour le vol d’un kilo de pommes de terre dans un potager - mais aussi le simple espoir de se réveiller vivants, au matin, dans leur lit.

Les appels à la démission resurgissent. « S’il avait encore son intuition d’antan et le sens de sa propre dignité politique, il démissionnerait sur l’heure », assène Sergueï Karaganov, directeur adjoint de l’Institut de l’Europe et, par ailleurs, conseiller d’Evgueni Primakov. Du reste, le président gouverne-t-il encore ? Lorsqu’ils sont charitables, ses compatriotes en doutent, estimant qu’en dehors de sursauts ponctuels il est désormais sous l’emprise de la « famille » - une poignée de mauvais génies où figure sa propre fille, la très influente Tatiana Diatchenko. « Pour avoir accès à Eltsine, il faut en passer par elle », affirme un haut fonctionnaire. Qui ajoute : « Ces gens-là sont tous des parvenus, avides d’argent facile et, jusqu’ici, sûrs de leur impunité. » Cependant, l’heure des échéances approche. A trois mois des législatives, à neuf mois de la présidentielle s’installe dans l’opinion un doute terrible, nourri d’incertitudes et de spéculations concernant l’origine des attentats.

Face à ceux-ci, Iouri Loujkov, maire de Moscou, et Vladimir Rouchaïlo, ministre de l’Intérieur, ont d’emblée crié haro sur les « bandits tchétchènes », vieille recette xénophobe dont les édiles populistes du pays usent et abusent sans vergogne. Des rafles policières menées en priorité contre les résidents d’origine caucasienne ont abouti à plus de 11 000 arrestations. Un article du quotidien Novaïa Gazeta, inspiré, selon plusieurs indices, par le FSB (ex-KGB), évoque même des commandos dont les membres, ukrainiens et russes, seraient payés 50 000 dollars par le chef de guerre tchétchène Chamil Bassaïev pour semer la terreur dans les grandes villes du pays. C’est là que le bât blesse, car, d’ordinaire, ce dernier ne se gêne pas pour revendiquer haut et fort ses actions spectaculaires. Or Bassaïev dément formellement toute implication dans cette vague terroriste. De même que l’un des leaders islamistes du Daguestan, Sirazhdin Ramazanov, qui accuse : « Ces actes de terreur sont liés à la bataille sans précédent pour le pouvoir qui se déroule à Moscou. » Tandis que la guerre s’étend dans le nord du Caucase, avec des bombardements quotidiens contre la Tchétchénie, la thèse la plus courante attribue la responsabilité des attentats au pouvoir en place, ou du moins aux Machiavel de l’entourage présidentiel qui en seraient les commanditaires. Le calcul qu’on leur prête est simple : instaurer le chaos de manière à proclamer l’état d’urgence, ce qui aurait pour effet de repousser sine die l’échéance électorale législative de décembre et, éventuellement, le scrutin présidentiel de l’été 2000. De fait, leurs efforts pour pulvériser le bloc d’opposition formé par Iouri Loujkov et Evgueni Primakov - en tête de tous les sondages de popularité - avec le renfort d’un quarteron de puissants gouverneurs, ont échoué. C’est en vain qu’ils ont essayé les pots-de-vin, déclenché des grèves chez les élus régionaux indociles…

Saisis de panique à l’idée de perdre leurs positions et, surtout, d’avoir à rendre des comptes, ils chercheraient à maintenir coûte que coûte Boris Eltsine au pouvoir. Et, à l’instar du commentaire entendu au journal télévisé, la proclamation de l’état d’urgence semble, à terme, de plus en plus probable. « Le pouvoir va peu à peu mettre en place les conditions nécessaires à son instauration, confirme l’économiste Mikhaïl Davydov. Ça prendra un peu de temps. D’autres attentats risquent de se produire. »

Hypothèse délirante ? « Je ne peux pas y croire. Ce serait extrêmement grave ! » estime le représentant d’une firme occidentale à Moscou. Le constat le plus évident, c’est que ces actions terroristes ont immédiatement relégué au second plan l’avalanche de révélations accablantes pour Boris Eltsine, ses proches, ses alliés et son régime qui déferlent sur la Russie depuis plusieurs semaines, relayées par la presse locale. Dans un premier temps, une partie de l’opinion russe n’y a vu qu’une nouvelle manifestation du sempiternel « complot occidental » visant à discréditer la Russie. Mais plus la situation intérieure s’aggrave, moins cette pseudo-explication résiste à l’examen. La « démocratie » d’Eltsine peut se réclamer du slogan des bolcheviques en 1917 : « Grab’ nagrablennoé ! » (« Pille ce qui a été pillé ! »). Ironie amère de l’Histoire ! Les révolutionnaires avaient mis à sac l’empire des tsars ; les élites libérales de la Russie, dûment conseillées par l’économiste Jeffrey Sachs, champion américain de la « thérapie de choc », ont détourné à leur profit le patrimoine des Soviets. « Depuis des années, lance un chef d’entreprise moscovite, la seule règle en vigueur, c’est Prends l'oseille et tire-toi'', le titre d'un film de Woody Allen}}.» Michel Camdessus, directeur général du FMI, l'avoue : «{{Nous n'avons pas vu que le démantèlement de l'appareil communiste était le démantèlement de l'Etat. Nous avons contribué à créer un désert institutionnel dans une culture du mensonge, de l'économie souterraine, de la prise d'avantages héritée du communisme}}.» Triste constat. A la fin d'août, {{le New York Times ouvre le feu, dévoilant une enquête en cours sur le blanchiment de capitaux russes, via la Bank of New York, vénérable institution et l'une des plus importantes des Etats-Unis}}. Le paiement d'une rançon, après l'enlèvement d'un citoyen russe, aurait éveillé l'attention des enquêteurs américains, qui auraient suivi la piste de cet argent suspect. D'octobre 1998 à mars 1999, 4,2 milliards de dollars ont transité, au fil d'environ 10 000 opérations, sur un seul compte. Des sources fédérales évoquent bientôt le chiffre global de 9 milliards de dollars, estimant que {{les transferts pourraient porter sur 10 à 15 milliards. Tous ces comptes étaient gérés par une firme obscure, Benex Worldwide Ltd, enregistrée dans le Queens}} - que les enquêteurs soupçonnent d'être liée à Semione Moguilevitch, pilier de la mafia russe aux Etats-Unis et fiché comme tel. «Clowneries», se gausse l'intéressé. Le patron de Benex,{{ Peter Berlin}}, un homme d'affaires d'origine russe, lui aussi, a épousé {{Lucy Edwards}}, directrice adjointe de la {{branche londonienne de la Bank of New York}}. Née à Leningrad, aujourd'hui Saint-Pétersbourg, cette dernière a été naturalisée américaine à la faveur d'un premier mariage. Mise en cause pour «fautes graves», elle démissionne. Sa supérieure hiérarchique, {{Natacha Gurfinkel Kagalovski, vice-présidente de l'établissement aux Etats-Unis, est elle-même suspendue de ses fonctions}}. Le fait que son conjoint, {{Konstantin Kagalovski - à présent nº 2 de la compagnie pétrolière russe Yukos, après l'avoir été de la banque Menatep, aujourd'hui en faillite - ait représenté, de 1992 à 1995, la Fédération de Russie auprès du FMI attise le scandale}}. L'ampleur des sommes incriminées est telle que les enquêteurs suspectent des {{détournements de crédits internationaux}}. Une douzaine de hauts dirigeants russes, dont un proche d'Eltsine, l'ex-ministre {{Anatoli Tchoubaïs}}, chargé des Privatisations, actuellement à la tête de l'équivalent russe de l'EDF, et Alexandre Livchits, responsable des relations avec les pays du G 7, pourraient y avoir participé. {{Le FMI concède, non sans quelque réticence, qu'il avait lui-même l' «intuition d'une dérive mafieuse}}». Auparavant, le Fonds avait déjà reconnu que la Banque centrale de Russie avait menti, en 1996, sur l'état de ses réserves et sur ses transactions avec{{ une société offshore, Fimaco, qui appartient à Eurobank, sa filiale parisienne}}. Les Etats-Unis, nul ne l'ignore, ont une voix prépondérante au sein du FMI. Le «{{Kremlingate}}» prend une tournure nettement politique à Washington. Révélateur, selon les durs du camp républicain, du laxisme de l'administration Clinton envers Moscou et de l'incurie démocrate, il risque d'envenimer les débats du Congrès, dès l'ouverture, à la fin du mois, de la séance spéciale du Banking Committee. Entre parenthèses, la commission anticorruption de la Douma souhaiterait y envoyer un observateur. Et risque de peser lourd sur les chances d'Al Gore au scrutin présidentiel de novembre 2000. Cependant, les républicains ne peuvent renier les dix ans de fanfaronnades qui ont suivi la chute du Mur, puis l'effondrement de l'Union soviétique, événement conçu dans l'anthologie des conservateurs américains comme le stade ultime du génie reaganien et le fait d'armes du sagace gestionnaire George Bush père. Mais il y avait au moins un point élémentaire sur lequel les républicains rejoignaient leurs adversaires: l'arsenal nucléaire russe, si décati fût-il, s'accommodait mal de l'instabilité politique et appelait à une relative mansuétude. Face aux récentes facéties de l'ours russe, fût-il réputé captif et nourri aux sédatifs, les plus déterminés ne se privent pas maintenant de ranimer, comme ils l'ont fait avec la Chine de Tiananmen, le spectre du péril venu du froid et d'appeler à un grand rassemblement autour de la mythologie reaganienne. «Le moyen le plus efficace serait de faire publiquement le lien entre l'aide à la Russie et le portefeuille des contribuables électeurs», explique Coleman McGinnis, politologue de la Tennessee State University. Eltsine et son régime risquent donc de prendre des coups supplémentaires dans les mois à venir. Si l'on en juge par les confidences des services de renseignement et du FBI aux journaux, le grand déballage ne fait que commencer. La CIA détient un dossier accusant de corruption {{Viktor Tchernomyrdine}}, interlocuteur favori d'Al Gore et coprésident, avec lui, de la commission russo-américaine. Ce dossier secret serait revenu à Langley, siège de la CIA, annoté d'une «expression fermière», sans doute bullshit («conneries»), de la main même du vice-président des Etats-Unis. En clair: les services de renseignement ont prévenu la Maison-Blanche... qui a refusé d'écouter. Tel agent confie même qu'à Moscou un homme d'affaires américain souhaitant rencontrer le même Tchernomyrdine, Premier ministre de l'ami Boris durant cinq ans, avait entendu un bureaucrate lui demander «1 million de dollars en échange du rendez-vous». A la Douma, Alexandre Koulikov, député communiste et président de la commission anticorruption, savoure l'anecdote. « Ah ! j'ignorais que les zéros étaient parfois aussi nombreux, mais effectivement, effectivement... Nous avons fait parvenir à la Prokuratura [équivalent du parquet français] des documents concernant Tchernomyrdine, Tchoubaïs et bien d'autres.» Il ne s'étonne guère des allégations de la presse occidentale, «qui recoupent, dit-il, des faits consignés par la Chambre des comptes, des opérations de fuite de capitaux et de détournements» dont il a eu à connaître, «et jusqu'aux noms des personnalités incriminées». Parallèlement, aux Etats-Unis, Fritz Ermath, un ancien haut fonctionnaire de la CIA, membre du National Security Council sous Carter et Reagan, donne peut-être le ton d'une nouvelle offensive anti-Eltsine. «Sans doute, écrit-il dans un billet incisif, certains objectifs de poids ont-ils été atteints sur les missiles stratégiques. Mais il faut nous interroger: nos relations avec les Russes en matière de sécurité sont-elles meilleures qu'en 1993? Non! Les relations diplomatiques sont instables, le contrôle des armements est gelé. Le danger nucléaire est toujours réel.» Et de conclure par une critique en règle de la complaisance des autorités américaines à l'égard de Moscou: «Voici ce que les Russes en pensent : "Vous soutenez la corruption de notre régime et, de cette façon, vous maintenez l'humiliation de notre pays face au reste du monde.'' On ne pouvait rêver meilleure propagande pour les nationalistes extrémistes de Russie.» {{En Italie, le Corriere della sera, lui aussi, est passé à l'offensive. Lors de perquisitions menées au début de 1999 par le procureur général suisse, Carla Del Ponte}}, agissant à la requête de son homologue russe, {{Iouri Skouratov}}, la justice helvétique aurait saisi au siège de la société {{Mabetex, à Lugano, des relevés de cartes de crédit portant les noms de Boris Eltsine et de ses filles, Elena Okoulov et Tatiana Diatchenko}}. Le procureur du Tessin, Jacques Ducry, confirme. Il a assisté à l'événement. Le directeur de Mabetex, {{Bexhet Pacolli}}, albanais d'origine, dont la société a obtenu plusieurs contrats du Kremlin, est lui-même soupçonné d'avoir versé à de hauts dignitaires russes des pots-de-vin d'un montant estimé par les enquêteurs à quelque 10 millions. Il aurait également transféré 1 million de dollars en Hongrie - argent de poche gracieusement offert à la famille Eltsine en visite privée à Budapest. Il nie, le Kremlin nie, tout le monde nie... Néanmoins, 24 ressortissants russes sont mis en cause, dont {{Pavel Borodine, l'intendant des biens immobiliers du Kremlin}}, un ancien chef des douanes, et l'ex-vice-Premier ministre Oleg Soskovets, connu pour les commissions impressionnantes qu'il prélevait sur l'exportation des matières premières. «Dans son administration, tout avait un prix, se souvient un chef d'entreprise: une licence, une nomination, un oukase... {{Il a "siphonné'' des millions de dollars alloués à la reconstruction de la Tchétchénie}}.» C'est tout le passé de la «démocratie» eltsinienne qui remonte à la surface... Un témoin clef de l'affaire Mabetex, {{Felipe Turover}}, originaire de Russie et détenteur aujourd'hui d'une double nationalité, israélienne et espagnole, vient d'affirmer qu'il a personnellement eu sous les yeux, en 1994, les photocopies des fameuses cartes de crédit et des talons de débit signés par Boris Nikolaïevitch et par ses filles. {{C'est un cadre de la banque du Gothard, à Lugano}}, responsable du département Europe orientale, qui les lui aurait montrées... Le 8 septembre, le porte- parole du parquet général suisse précisait que ces documents avaient été expédiés à Moscou durant l'été. Entre les mains de qui se trouvent-ils? L'actuel procureur de Russie, Vladimir Ustinov, est un homme lige du Kremlin. L'un des magistrats chargés de l'affaire Mabetex, Georgui Tchouglazov, a été subitement promu, de façon à le dessaisir du dossier, la veille de son départ pour Berne, où il devait rencontrer ses homologues suisses. {{Toutefois, avant de se laisser acheter, le magistrat clame qu' «au moins 90% des accusations lancées dans la presse sont exactes».}} Face à la gravité de la situation, Boris Eltsine fait le mort. N'importe quel autre chef d'Etat aurait convoqué les caméras de la télévision pour s'adresser au pays. Qui ne dit mot consent. Iouri Loujkov, qui n'est pas un prix de vertu et dont la fortune, rapidement acquise, est estimée à 300 ou 400 millions de dollars, a donc pu s'offrir le luxe d'interpeller le président et la camarilla qui l'entoure : «Ils doivent dire si oui ou non ces accusations sont véridiques ou s'il s'agit de calomnies. Auquel cas, ils n'ont qu'à poursuivre ceux qui les profèrent. En attendant, je crois ce que je lis dans la presse.» {{On relèvera au passage que le maire de Moscou a intenté 40 procès aux médias russes et qu'il les a tous gagnés - ce qui donne une idée assez précise à la fois de l'indépendance de la justice et de sa tolérance à la critique...}} Loin de ces proclamations démagogiques, le politologue Sergueï Karaganov ne voit qu'une issue : «Nous devons mener nous-mêmes les enquêtes, sans tolérer aucune entrave à l'instruction. Pour avoir eu le comportement inverse, le Kremlin a annulé lui-même la présomption d'innocence dont il pouvait bénéficier.» Une fois que Boris Eltsine aura quitté la présidence, normalement à l'été 2000 - s'il respecte l'engagement pris dans l'un de ses livres: rester dans l'Histoire comme le premier dirigeant élu de Russie qui, au terme de son mandat, transmet démocratiquement le pouvoir à son successeur - il sait qu'il perdra son immunité et qu'il ne sera plus en mesure de se soustraire, lui-même et les siens, aux poursuites que certains rêvent de lui intenter. Premier ministre, Evgueni Primakov avait publiquement fait part de son intention d'amnistier les 94 000 détenus qui se trouvaient dans les prisons pour y placer les hommes d'affaires et les officiels corrompus. On lui attribua la décision du raid effectué par des agents fédéraux dans les locaux de la compagnie pétrolière {{Sibneft}}, alors sous le contrôle du financier [Boris Berezovski->http://www.paradisfj.info/spip.php?article40], et d'une société de surveillance, Atoll, dont il aurait fait son officine privée de renseignement, accumulant des faits compromettants sur des personnalités haut placées et même sur la famille présidentielle, avec laquelle il entretenait pourtant des relations privilégiées. Une source qui souhaite rester anonyme avance pourtant une autre version, appuyée sur la participation du groupe Alpha du FSB - sous les ordres directs de la présidence - à l'opération : «C'est Eltsine lui-même qui en aurait donné l'ordre, conscient que sa fille Tatiana, en affaires avec [Berezovski->http://www.paradisfj.info/spip.php?article40], allait trop loin. Il savait qu'il existait des écoutes.» Eltsine se serait enfermé peu après seul dans son bureau du Kremlin pour prendre connaissance des enregistrements. Là-dessus, une explication plutôt orageuse aurait eu lieu entre père et fille. Un certain {{Viktor Stolpovskikh}}, président de la firme {{Merkata}}, en contrat avec le Kremlin, affirme que la somptueuse villa qu'il a construite à Nikolina Gora, non loin de Moscou, est la sienne et non pas celle de Tatiana Diatchenko. Et qu'il n'a joué aucun rôle dans l'achat pour le compte de la «tsarine» du château de Garmisch-Partenkirchen, en Bavière. Par ailleurs, sensible, dit-il, aux «besoins sociaux de l'Etat», il aurait fait cadeau de 30 millions de dollars de travaux à la présidence... Un tel ami ne s'invente pas. Parmi les adversaires politiques d'Eltsine, il en est qui seraient partisans de lui offrir un siège à vie au Conseil de fédération, d'étendre son immunité à ses filles et à ses gendres, et de leur laisser leur patrimoine. Primakov estimait que l'utilisation gratuite des transports en commun serait un privilège suffisant. D'autres réclament carrément des comptes, y compris aux élites du système Eltsine qui ont profité de leur proximité avec le pouvoir pour s'enrichir, ou qui ont bénéficié d'un délit d'initié avant le krach d'août 1998. Le processus de privatisation, en particulier celui de 1995, est particulièrement désigné. «Il fallait soit céder aux directeurs rouges, soit les vaincre. Alors, oui, on ne les a pas vaincus selon les règles», admet le banquier Vladimir Potanine. Il règne sur l'empire Interros, où figure notamment le géant industriel du Grand Nord Norilsk Nickel, passé sous son contrôle à la suite d'enchères jugées illégales par la Cour des comptes. La plus importante prédation qu'ait couverte Eltsine excédait cependant, et de loin, celle des privatisations. «Au sortir de l'URSS, ni les réformateurs qu'il a bombardés ministres ni leurs conseillers importés d'Amérique n'avaient la moindre idée du fonctionnement de l'économie soviétique. Ces gens-là me faisaient penser à des chirurgiens occupés à disséquer un corps sur une table d'opération. A la fin, ils se regardent et disent :C’est un extraterrestre’’ », ironise Alexandre Belkine, du Conseil de politique étrangère et de défense. L’Union soviétique disposait en effet d’immenses réserves - sans rapport aucun avec les besoins de la population - qui devaient être disponibles en cas de guerre. « Les Gaïdar, Tchoubaïs et autres n’y connaissaient rien, assène Vitaly Chlykov, ancien officier de l’état-major. C’étaient des programmes secrets. Exemple : le pays produisait 4 millions de tonnes d’aluminium, dix fois plus que nécessaire. Pas question d’exporter. C’étaient des stocks stratégiques. De même pour les engrais, dont les composants pouvaient servir à fabriquer des munitions. L’URSS en produisait plus que n’importe quel pays, au point qu’il y en avait des montagnes le long des voies de chemin de fer. Alors, certains individus sont devenus milliardaires en un ou deux ans… » Bénéficiaire, sous Gorbatchev, d’une licence de commerce international, Grigori Loutchanski s’est emparé des engrais, bradés 1 dollar la tonne. Hors frontières, elle en valait 1 000. Cet ancien recteur d’université s’est ensuite tourné vers le pétrole. En 1998, il était soupçonné d’avoir fourni des matériaux nucléaires à l’Iran. Tels encore les frères Lev et Mikhaïl Tcherni et Artyom Tarasov, qui ont procédé de même avec l’aluminium, acquis 10 roubles la tonne. Cotée 4 000 dollars sur le marché mondial en 1988-1989, elle tombait aux environs de 1 000 dollars en 1992, les exportations illégales russes n’étant pas étrangères à la chute des cours. « En tout, ce pillage a spolié le pays d’environ 300 à 400 milliards de dollars », conclut Chlykov. Pour mémoire, le budget annuel de la Russie représente 25 milliards de dollars… La liberté que Boris Eltsine a apportée n’a pas de prix, mais les dommages qu’a subis le pays sous sa présidence ubuesque se paieront cher. Surtout si la fin de règne bascule définitivement dans la tragédie.

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