Pinochet englué dans son argent sale

Mercredi 18 mai 2005 — Dernier ajout mercredi 11 juillet 2007

Pinochet englué dans son argent sale

Accusé de détournement et blanchiment, l’ancien dictateur pourrait perdre son immunité.

Par Claire MARTIN

mercredi 18 mai 2005 (Liberation - 06:00)

Santiago du Chili de notre correspondante

Une nouvelle page judiciaire s’ouvre pour l’ancien dictateur Augusto Pinochet, âgé de 89 ans. Pour la première fois, le Palais de justice de Santiago ne résonnera pas des mots tortures, meurtres ou disparitions. Autant de crimes commis sous une dictature (1973-1990) qui a fait plus de 30 000 morts. Crimes pour lesquels l’ancien dictateur est montré du doigt dans plus de 300 affaires.

Comptes secrets. Aujourd’hui, la cour d’appel examinera si elle lève ou non l’immunité (1) de Pinochet ­ immunité que lui confère son statut d’ancien président (autoproclamé) ­ dans l’affaire Riggs.

Cette banque américaine, devenue le symbole du blanchiment d’argent aux Etats-Unis, est au Chili celui de la fortune secrète de la famille Pinochet. En juillet, le Sénat américain publie un rapport qui épluche les comptes de la banque Riggs, tombée sous le coup de la loi américaine contre le blanchiment d’argent sale. On y découvre l’ancien dictateur, qui s’est toujours présenté comme un exemple de probité, à la tête d’une fortune aujourd’hui estimée à plus de 17 millions de dollars par le juge d’instruction Sergio Muñoz, en charge de l’affaire au Chili. Une fortune inexplicable pour un simple fonctionnaire, même aux plus hautes fonctions de l’Etat, qui a, de surcroît, circulé sur un réseau bancaire impressionnant.

Un rapport complémentaire du Sénat publié en mars révèle qu’entre 1979 et 2004, Augusto Pinochet Ugarte a piloté plus de 125 comptes sur le territoire américain dans neuf institutions bancaires différentes (notamment la Riggs, Citigroup, Banco de Chile).

Des comptes ouverts en son nom propre, mais aussi sous douze faux noms (José Pinochet Ugarte, José Ramon Ugarte ou encore Daniel Lopez), notamment à l’aide de faux passeports, afin de dissimuler ses opérations et ses affaires. Certains membres de sa famille, des proches ainsi que de hauts gradés sont également impliqués. Leurs noms, parfois leurs alias, figurent dans le maillage bancaire qui compte également une dizaine de sociétés offshore dans des paradis fiscaux, les Bahamas et les îles Caïmans, et qui s’étendrait à d’autres pays : l’Argentine, Gibraltar, le Luxembourg, l’Espagne, la Suisse et le Royaume-Uni.

« Toutes ces opérations sont typiques du blanchiment d’argent, et l’argent se blanchit quand son origine est illégale », constate l’avocate Carmen Hertz, qui a déposé plainte contre Pinochet pour détournements de fonds et corruption. Une affirmation que soutient le Conseil de défense de l’Etat (CDE), à l’origine des poursuites contre Pinochet pour blanchiment d’argent. Même si l’organisme représentant l’Etat chilien face à la justice n’a pas encore pu le prouver, l’origine de l’argent n’est pas totalement élucidée. On sait pour le moment que l’ancien président et commandant en chef de l’armée de terre s’est allégrement servi dans les fonds secrets de l’Etat.

Ventes d’armes. Le rapport américain souligne aussi que si Pinochet n’a jamais été condamné, des soupçons planent sur sa participation dans des trafics de drogue, de la corruption et des ventes d’armes. Et l’avocate Carmen Hertz rappelle : « Le quotidien londonien The Guardian a publié récemment une enquête dans laquelle il signale la coïncidence exacte des visites de Pinochet au Royaume-Uni, en Malaisie, au Brésil et en Chine, entre 1995 et 1997, avec des dépôts d’argent réalisés sur ses comptes secrets à la Riggs. Il était invité par la Royal Ordenance, filiale de la plus grande entreprise d’armements britanniques. »

Ce qui est sûr, c’est qu’entre 1984 et 2004, Pinochet a omis quelques zéros sur ses déclarations d’impôts, ce qui élèverait sa dette au fisc à plus de 5,7 millions de dollars. Accusé de fraude fiscale par le juge chilien Sergio Muñoz, il l’est aussi pour six autres délits, notamment pour faux et usage de faux (faux passeports, faux documents publics) et obstruction à la justice. Quand, le 19 octobre 1998, au lieu de respecter l’ordre de mise sous séquestre de ses biens formulé par le juge espagnol Baltasar Garzon, il fait en sorte que sa fortune soit transférée vers une société offshore.

Rôle de l’armée. La justice n’épargne pas les proches de Pinochet. Sa secrétaire et son exécuteur testamentaire sont déjà mis en examen, sa femme, Lucia Hiriart, et leurs cinq enfants sont dans le collimateur de la justice pour fraude fiscale. Concernant l’épouse Pinochet, qui n’a jamais fait une seule déclaration d’impôts, étant « femme au foyer », elle aurait omis de déclarer plus de 2,4 millions de dollars correspondant à ses comptes à l’étranger. Quant aux militaires mouillés, ils gênent. Car la question se pose : jusqu’où l’armée chilienne est-elle impliquée ?

L’étau judiciaire se resserre et le vieillard pourra difficilement cette fois se cacher derrière sa supposée démence, qui lui a permis d’échapper à nombre d’affaires de droits de l’homme. Selon ses quelque 60 employés, interrogés sur ordre du juge, il s’avère que Pinochet commence sa journée par des exercices physiques et la lecture de quatre quotidiens, il mène ensuite des réunions avec ses proches collaborateurs, ses avocats, il va acheter des livres à la librairie. Et, jusqu’au 29 décembre, il gérait lui-même l’ensemble du patrimoine familial. Difficile d’arguer la démence donc, d’autant que les Etats-Unis sembleraient faire pression sur la justice chilienne pour que ce procès contre l’ancien dictateur ­ celui-là au moins ­ aboutisse.

(1) Si l’immunité est levée dans une affaire, elle reste efficiente dans toutes les autres. C’est la Cour suprême qui décide au final s’il y a ou non levée d’immunité.

© libération

Publié avec l’aimable autorisation du journal Libération.

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