Tous millionaires ! un vaudeville genevois

Mardi 10 juillet 2007

ECLAIRAGES : Tous millionaires ! un vaudeville genevois

Date de parution : Mardi 10 juillet 2007

Auteur : Sylvie Arsever

« Voulez-vous sincèrement être riche ? » Attaqués avec cette question, des milliers d’épargnants ont confié leurs économies à Bernard Cornfeld. Quatre milliards ont disparu dans l’effondrement de son empire

La justice est-elle à même de traquer le crime en col blanc de haut vol ? D’y voir clair dans la stratégie et la comptabilité des holdings internationales ? Le Journal de Genève se pose, ce 20 septembre 1979, exactement la question qui a agité les esprits à l’occasion du procès Swissair. Elle est déjà rituelle et connaît un sursaut d’actualité avec l’ouverture d’un méga-procès dont on attend du spectacle – celui de la déroute du fonds d’investissement IOS, dont le reflux à partir de 1970 a laissé des centaines de milliers de petits épargnants à sec. Trois semaines plus tard, comme à Bülach, c’est l’acquittement. Avec une petite différence. Juif roumain né à Istanbul et grandi à New-York, l’accusé, n’a pas la mentalité d’un notable zurichois. Bernard Cornfeld s’est engagé à ne demander aucune indemnité, ni à l’Etat de Genève ni aux plaignants, déjà dédommagés. Dépenser de l’argent est une chose qu’il a toujours admirablement su faire.

Des trois mots qui forment le sigle IOS – Investors Overseas Services – celui du milieu est incontestablement le plus important. Overseas – outremer – c’est l’emplacement qui, vu des Etats-Unis, permet de contourner les règles pointilleuses édictées par le gendarme des bourses américaines, la SEC (Security and Exchange Commission), en économisant quelques impôts au passage. L’empire de Bernard Cornfeld a des ramifications dans tous les paradis fiscaux et réglementaires de la planète. Il a su, résume Newsweek en juin 1967 « implanter un fonds au Canada où il n’y a pas d’impôts sur les plus-value, le gérer aux Bahamas où l’impôt sur les bénéfices est nominal, déposer l’argent en Suisse où il n’existe pas de taxe sur les intérêts et conserver les titres eux-mêmes à Londres où la garde se fait en franchise. »

Le centre de la toile se trouve à Genève, dans la Suisse des comptes numérotés, du secret bancaire inébranlable et du respect bien compris pour la réussite financière. Bernie Cornfeld y fait un peu tache avec sa suite de top models énamourés, sa flottille de Rolls et de Cadillacs, ses cigares, ses avions et ses manières de parvenu désabusé. Mais, finalement, rares sont les descendants de Calvin qui boudent les réceptions pharaoniques qu’il organise au château de Prangins ou à la Villa Cartier, à la sortie de Genève.

L’histoire a commencé à Paris en 1955 par une petite annonce dans le Herald : on y recherche des citoyen/ne/s des Etats Unis possédant une aptitude à la vente, la disponibilité pour travailler dur dans une industrie en expansion et le sens de l’humour. Elle est destinée à la communauté un peu bohème des Américains expatriés dans la Ville lumière. Celui qui l’a passée, Bernard Cornfeld a 25 ans, une Simca, une licence de psychologie, quelques petites amies et une bonne pratique de la thérapie de groupe, acquise en soignant un bégaiement. Il gagne sa vie en vendant des parts d’un fond d’investissement en pleine croissance, le Dreyfus Fund. Il a trouvé une cible : les militaires américains stationnés à l’étranger, des gens acquis au rêve capitaliste mais dont les placements échappent aux réglementations tatillonnes de la Mère patrie. Et un slogan, qui fera la fortune d’IOS : mettre les avantages du capitalisme à la portée de toutes les bourses. Aux Etats-Unis, l’idée est ancienne. Mais elle a trouvé un nouveau véhicule, en plein développement : le fond d’investissement ouvert. A la différence des fonds classiques, il s’engage à racheter ses parts à tout moment, à des valeurs fixées en fonction du marché. Pour les petits épargnants, c’est l’espoir de pouvoir soustraire au moins une part de leur cagnotte à un mauvais vent qui se lèverait sur les marchés. Pour le fond, c’est un argument de vente – et donc de croissance – déterminant. Et, la suite le montrera, une lourde hypothèque en cas de tempête boursière.

En 1956, Bernard Cornfeld, soupçonné de violer la loi française sur le contrôle des changes, se réfugie à Genève. IOS, créée à ce moment là, connaît un développement fulgurant. Grâce au caractère résolument démocratique de son offre : les investisseurs peuvent constituer leur part du fond par mensualités. Et grâce au talent tout particulier de ses vendeurs.

C’est sur eux que se concentre le génie de Bernie. Pour les préparer aux difficultés psychologiques de leur tâche,il multiplie le jeux de rôle et les mémos. Pour les motiver, il récompense très ostensiblement les plus performants, les associe à sa grande vie et leur verse de substantiels pourcentages qui, eux aussi, contribueront à plomber les comptes quand les mauvais jours seront venus.

Pour ses employés, IOS est plus qu’un job : une philosophie et une famille. Qui se ressoude dans la stupéfaction générale au premier jour du procès. Bernard Cornfeld s’y est présenté en beatnik de luxe, barbe blanche au vent, caban à boutons dorés et pieds nus dans ses chaussures malgré un temps déjà très automnal. On lui reproche d’avoir escroqué quelques centaines d’anciens employés en leur refilant, en septembre 1969, des parts d’IOS ltd, sa société mère, à un moment où il la savait sur la pente qui la mènerait à sa perte. Les actions, au nombre de 3,9 millions, étaient émises au prix de 10 dollars pièce. Le lendemain, elles s’échangeaient au double mais au printemps 1970, elles ne valaient plus tripette.

Le parquet genevois reproche à l’accusé d’avoir menti sur plusieurs points au moment de l’émission. Il a, d’abord, exagéré le bénéfice attendu pour 1969, parlant de 30 millions de dollars à un moment où le nettement moins bon résultat de 10 millions était prévisible. Il a ensuite entretenu la confusion entre le lot d’actions destiné aux employés, dont le bénéfice allait directement à 500 actionnaires de la première heure qui se mettaient ainsi en situation de réaliser une partie de leur investissement avant la catastrophe finale, et deux autres lots offerts au public et destinés à alimenter les caisses de la société, dont l’un était garanti par un syndicat bancaire alignant les noms prestigieux. Il a enfin, fait pression sur les employés pour qu’ils profitent de l’occasion. Ces accusations reprennent presque au mot près une plainte déposée en octobre 1971 par 350 anciens employés d’IOS – un moment où Bernie, entendu par la justice à la suite du krach de son empire avait commencé à dédommager les premiers plaignants.

Il s’agit d’un aspect mineur de l’effondrement du système IOS. Ce dernier, si l’on en croit les nombreux analystes qui se sont penchés à son chevet, a succombé à des vices constitutionnels. Bernie et ses amis de la première heure étaient d’excellents vendeurs et son proche associé Edward Cowett, décédé en 1974, un maître en engeneering juridico-fiscal. Ce n’étaient pas de grands financiers. Leur fortune s’est donc plus construite sur leur capacité d’enfler sans cesse leur empire par des acquisitions toujours plus agressives que sur leur aptitude à réaliser du profit sur les marchés où ils s’engageaient à investir l’argent de leurs clients.

Pendant longtemps, ce petit défaut a peu pesé car tout le monde sans exception s’enrichissait. Les années 1960 ont connu un boom égalé seulement par la folie boursière qui a précédé le jeudi noir de 1929. Les réglementations qu’Edward Cowett s’est ingénié à contourner ont justement été édictées pour éviter une répétition de la catastrophe. Et le talent mis à les éviter a rendu l’empire de Bernard Cornfeld plus fragile.

L’une des faiblesse majeures d’IOS s’appelait le Fund of Funds. Comme son nom l’indique, ce fond se spécialisait dans l’achat de parts d’autres fonds de placement. Ce qui avait entre autres pour effet de multiplier par deux la part de l’investissement d’origine mangé par les commissions de gestion. Une ponction d’autant plus discutable que le Fund of Fund investissait surtout dans d’autres fonds d’IOS si l’on excepte de tardifs – et malheureux - efforts de diversification dans les droits de forage en Alaska.

Bref : l’empire de Bernard Cornfeld présentait toutes les caractéristiques du château de carte susceptible de s’effondrer au premier coup de vent. Possédait-il aussi les traits plus pendables de la cavalerie ? Beaucoup le pensent – du moins s’agissant de ses dernières années.

La justice genevoise a fait quelques efforts de courte durée pour répondre à cette question puis s’est résolue à se concentrer sur ce qu’elle pouvait – apparemment – saisir. Arrêté à l’occasion d’une visite à Genève en mai 1973 et libéré onze mois plus tard contre une caution record de 5 millions, Bernard Cornfeld a fait tout ce qui était en son pouvoir pour lui faciliter ce renoncement en dédommageant généreusement les plaignants.

Au moment de son procès, il a déjà affecté 4 millions – pris sur sa caution – à cette opération de séduction. Le million restant est déjà attribué aux parties civiles qui s’apprêtent à toucher chacune 37 francs pour chaque action acquise 10 dollars dix ans plus tôt. Allez vous étonner dans ces conditions qu’elles rivalisent de louanges à l’intention de l’accusé et jurent en cœur qu’il ne les a jamais trompées ni contraintes à acheter quoi que ce soit…

Rarement juge a sans doute eu davantage le sentiment de se faire instrumentaliser que le président de la Cour d’assises Pierre Fournier. Mais que pouvait-il faire ? L’acquittement de Bernard Cornfeld le 16 octobre ne surprend personne tant il est apparu inévitable au fil du procès. La conséquence logique serait de faire payer le prix fort aux parties civiles pour avoir dérangé la justice pour rien. Mais puisque Bernie a dit qu’il réglerait l’addition…

Au terme de trois semaines de procès, la réponse à la question posée par le Journal de Genève est donc clairement non : la justice n’a pas été à la hauteur des jeux et des enjeux financiers qui avaient trouvé refuge dans l’outre-mer genevois. L’obscurité règne comme devant sur l’empire au fort parfum de flibuste dont elle avait la charge d’éclairer les comptes. Bernard Cornfeld, lui, a fêté sa réhabilitation avec sa munificence coutumière puis est reparti pour la Californie où l’attendaient sa jeune femme et sa fille de trois ans. Il est mort à Londres en 1995 après avoir tenté en vain, en 1994, de racheter la légendaire MGM au Crédit Lyonnais en marge d’une autre affaire où la justice genevoise a montré ses limites.

Il s’en est finalement mieux tiré que celui qu’il accusait de tous ses maux, Robert Vesco. Ce financier ami de Richard Nixon, a repris les restes d’IOS après la tempête de 1970 et en a détourné les quelques actifs subsistants.

Arrêté puis relâché à Genève en 1971, il a d’abord trouvé abri au Costa Rica avant de continuer sa cavale jusqu’à Cuba où il a été condamné à la détention à vie en 1996 pour trafic de médicaments.

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