LuxLeaks : « Vous ne ferez pas fuir les multinationales en acquittant Antoine »

Jeudi 12 mai 2016

Procès

LuxLeaks : « Vous ne ferez pas fuir les multinationales en acquittant Antoine »

Par Renaud Lecadre, Envoyé spécial à Luxembourg — 10 mai 2016 à 19:51

Dix-huit mois de prison avec sursis ont été requis mardi contre Antoine Deltour et l’autre lanceur d’alerte accusés d’avoir soustrait des documents révélant les pratiques fiscales de multinationales au Luxembourg.

Point d’orgue d’un procès luxembourgeois sous haute surveillance internationale (1). Mardi, David Lentz, le procureur du Grand-Duché a requis dix-huit mois de prison avec sursis contre le lanceur d’alerte Antoine Deltour, mais aussi contre Raphaël Halet, autre ancien auditeur du cabinet Pricewater-houseCoopers (PWC). Et une simple amende pour le journaliste Edouard Perrin, qui avait obtenu d’eux des documents internes démontrant la course au moins-disant fiscal du Luxembourg, au bon soin des multinationales. Les LuxLeaks, donc.

Peine très minimale, en regard du code pénal local réprimant le vol de documents et la violation du secret des affaires (de cinq à dix ans de prison ferme). Car l’accusation doit bien admettre que ces révélations portaient sur des « pratiques légales mais moralement douteuses ». Plus précisément, « des pratiques dissimulées et manifestement contraires aux règles européennes visant la concurrence déloyale », selon un témoignage écrit de l’ONG Transparency International adressé au tribunal d’arrondissement de Luxembourg.

Un peu plus tôt, William Bourdon, avocat d’Antoine Deltour, avait enjoint le tribunal d’être « au rendez-vous de l’histoire », loin d’une « lecture archaïque » des faits. Dans cette ultime plaidoirie de la défense, il tend une très longue perche au tribunal : « Son acquittement célébrera le Luxembourg comme le meilleur ambassadeur du droit européen », à défaut de l’harmonisation fiscale. Et tente de les rassurer par avance : « Vous ne ferez pas fuir les multinationales en acquittant Antoine. » Avant toutefois de le mettre au pied du mur : « Vous n’êtes pas au service de l’Etat luxembourgeois. » Son confrère grand-ducal, Philippe Penning, plaide en régional de l’étape : « L’Etat peut-il plaider, devant la communauté internationale ici réunie (sic), que son ordre public a été violé ? » Avant de suggérer au tribunal une « solution adéquate au dilemme » issue du code pénal local : la suspension de peine (condamnation sans sanction).

[…] La fin de la plaidoirie de William Bourdon est saluée du fond de la salle par une salve d’applaudissements du comité de soutien d’Antoine Deltour. « Je rappelle au public que nous ne sommes pas au théâtre », ronchonne le président du tribunal. Mais le très ombrageux Marc Thill n’a pu empêcher que le procès se mue en forum public sur la fiscalité intra-européenne. A l’aide de ce petit jeu des citations : qui a dit « le Luxembourg doit dire "bye bye" à son modèle de tax ruling » ? Réponse : le nouveau patron de PWC, en décembre 2015. Qui a admis que « la situation [actuelle, ndlr] est intenable » ? Le ministre des Finances luxembourgeois, Pierre Gramegna, fin 2014. On serait tenté d’ajouter Jean-Claude Juncker, ministre des Finances dès 1989, puis Premier ministre en 1995 avant d’être propulsé en 2014 à la présidence de la Commission européenne : « Il faut mettre de la moralité, de l’éthique dans le paysage fiscal européen. » Et de suggérer de ne plus parler de LuxLeaks mais d’un « UE Leaks » ! Le procureur, toujours participatif au débat, veut bien admettre que « les politiques sont soucieux de rééquilibrage ». Et proclame même « comprendre le combat » mené à ce titre par les prévenus. Trop aimable, à croire qu’il a lu et intégré le récent livre d’Eva Joly (3), ancienne magistrate française puis eurodéputée EE-LV, consacré à la place du Luxembourg au sein de l’Union européenne, intitulé le Loup dans la bergerie. Lire la suite.

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