L’affaire Clearstream en six questions

Mercredi 10 mai 2006 — Dernier ajout mercredi 9 mai 2007

La Croix le 10-05-2006

L’affaire Clearstream en six questions

« La Croix » revient sur les origines de cette affaire, ce qui est avéré et les zones d’ombres, ses développements judiciaires et politiques. Jacques Chirac a renouvelé, mercredi 10 mai, à l’issue du conseil des ministres, sa confiance à Dominique de Villepin

Comment est née l’affaire Clearstream ?

L’affaire Clearstream trouve son origine dans une célèbre affaire politico-financière, celle des frégates de Taïwan, navires de guerre vendus par la France à ce pays d’Asie en 1991, par l’intermédiaire du groupe français Thomson-CSF (devenu Thales). Cette affaire, qui fait toujours l’objet d’une instruction au tribunal de grande instance de Paris, a éclaté en juin 1991, lorsque est révélé le versement, dans le cadre de cette vente, de rétro-commissions à des personnalités politiques et militaires françaises.

Elle a connu plusieurs rebondissements. Et d’abord, la « cavale » d’Alfred Sirven, ancienne éminence grise de l’ex-président du groupe pétrolier Elf, Loïk Le Floch-Prigent, qui aurait proposé aux dirigeants de Thomson les services de son réseau et qui a finalement été arrêté, avant de décéder le 12 février 2005, à son domicile de Deauville.

Le deuxième rebondissement est la publication en 2001 et 2002, par un ancien journaliste du quotidien Libération, Denis Robert, de deux ouvrages – Révélation$ et La Boîte noire –, accusant Clearstream, société financière luxembourgeoise, d’être au cœur d’un système occulte de malversations et d’avoir notamment servi à « blanchir » les pots-de-vin dans l’affaire des frégates.

Une enquête est aussitôt ouverte au Luxembourg, mais elle se solde par un non-lieu en novembre 2004. Denis Robert continue cependant à enquêter. Il entre alors en possession d’informations, vraies ou fausses, concernant la société financière luxembourgeoise et est en contact avec des personnalités travaillant pour la défense nationale.

C’est à ce titre que le journaliste-écrivain est destinataire de la première version connue des listings des comptes de Clearstream et que, selon ses propres déclarations publiques, il les communique en mars 2003 à un expert informatique, Imad Lahoud, collaborateur à l’époque de la DGSE et proche de Jean-Louis Gergorin – haut dirigeant d’EADS également cité dans l’affaire. À ce moment-là, aucune personnalité politique n’est présente sur ces listings.

Ces listings resurgiront officiellement en juin 2004, lorsque le juge Renaud Van Ruymbeke, en charge de l’instruction de l’affaire des frégates, reçoit plusieurs lettres anonymes et cédéroms contenant des listes de noms de personnalités supposées avoir bénéficié de versements occultes sur des comptes bancaires par l’intermédiaire de la société Clearstream. Auparavant, selon Le Canard enchaîné, Jean-Louis Gergorin avait rencontré le juge pour l’entrenir des mêmes faits. Renaud Van Ruymbeke, après vérifications, conclut définitivement à une « manipulation » en novembre 2005.

Comment l’enquête est-elle devenue publique ?

Avant d’être une affaire, Clearstream était uniquement une société financière, totalement inconnue de la plupart des Français. Tout change en 2001, lorsque cette « banque des banques », basée au Luxembourg, devient le sujet principal du livre Révélation$, écrit par le journaliste Denis Robert et complété, un an plus tard, par un second ouvrage, La Boîte noire (lire ci-dessus). Il sera d’ailleurs entendu en mars 2001 par la mission d’information de l’Assemblée nationale sur le blanchiment.

Jusqu’en juillet 2004, l’affaire occupe plutôt les pages financières. Et suscite un intérêt modéré de la presse. La donne change en juillet 2004, au moment où l’affaire Clearstream surgit dans la rubrique politique. C’est l’hebdomadaire Le Point qui se fait, le premier, l’écho des listings envoyés par courriers anonymes au juge Van Ruymbeke et mettant en cause « d’anciens ministres, préfets, patrons, membres des services de sécurité ».

Les profils sont donc donnés, pas les identités. Ce sera chose partiellement faite par Le Parisien, en septembre 2004, qui raconte que le magistrat a lancé des investigations afin de « savoir si quatre hommes politiques de premier plan, Jean-Pierre Chevènement, Alain Madelin, Dominique Strauss-Kahn et Nicolas Sarkozy, ont été titulaires de comptes à l’étranger ».

L’affaire connaîtra ensuite une phase plus discrète. Jusqu’à ce que les personnalités citées soient blanchies par le juge Van Ruymbeke et commencent à contre-attaquer. Ouverte pour « dénonciation calomnieuse », cette nouvelle enquête va s’accélérer à la fin de janvier 2006, lorsque Nicolas Sarkozy se constitue partie civile. Perquisitions au ministère de la défense, dans les services secrets, déposition du général Rondot, audition de Nicolas Sarkozy : autant de rebondissements qui, après le CPE, occupent le devant de la scène médiatique. Quels faits semblent avérés ?

Il paraît désormais acquis que le point de départ du volet politique de l’affaire Clearstream se situe en octobre 2003. Ces faits ne sont contestés par aucun protagoniste. Jean-Louis Gergorin, vice-président exécutif d’EADS, avertit le général Philippe Rondot, « conseiller pour le renseignement et les opérations spéciales » au cabinet de la ministre de la défense, Michèle Alliot-Marie, de l’existence, selon lui, d’une vaste entreprise de corruption mise au jour par Imad Lahoud, informaticien et directeur scientifique chez EADS.

Jean-Louis Gergorin remet ensuite à Philippe Rondot, le 5 novembre, un document manuscrit comportant quatorze noms de bénéficiaires supposés de commissions occultes. Puis, le 23 novembre, un listing informatique de comptes numérotés. Y figurent plusieurs personnalités : industriels, hommes politiques, vedettes du show-biz et membres des services de renseignement.

Le général avertit le directeur de cabinet de Michèle Alliot-Marie, Philippe Marland, et débute une enquête se limitant aux personnes citées ayant des liens avec le ministère de la défense. Le résultat de cette enquête est transmis le 19 octobre 2004 à Michèle Alliot-Marie. Entre-temps, le 9 janvier 2004, Philippe Rondot a participé à une réunion dans le bureau de Dominique de Villepin, alors ministre des affaires étrangères, en présence de Jean-Louis Gergorin. Ce dernier a de nouveau montré un listing de comptes numérotés.

Parallèlement, le 3 mai 2004, Renaud Van Ruymbeke reçoit une première lettre anonyme l’informant de l’existence d’un « groupe mafieux » auquel seraient liées plusieurs personnalités du monde de l’industrie de la défense : Philippe Delmas, vice-président d’Airbus, Alain Gomez, ancien PDG de Thomson, ainsi que son ancien collaborateur Pierre Martinez. Ils sont accusés d’avoir perçu, via la société luxembourgeoise Clearstream, des commissions occultes liées au marché des frégates de Taïwan, dont a été saisi le juge.

Les 9 et 14 juin 2004, Renaud Van Ruymbeke reçoit une nouvelle lettre anonyme accompagnée d’un cédérom de comptes numérotés. Y figurent cette fois plusieurs personnalités politiques : Jean-Pierre Chevènement, Alain Madelin, Nicolas Sarkozy (sous deux identités : Paul de Nagy et Stéphane Bocsa) et Dominique Strauss-Kahn. En novembre 2005, Renaud Van Ruymbeke conclut définitivement à une manipulation. La justice s’intéresse désormais pour l’instant au seul « corbeau ». Quelles sont les zones d’ombre ?

La principale incertitude concerne la teneur exacte de la réunion du 9 janvier 2004 au ministère des affaires étrangères : Dominique de Villepin a-t-il demandé à Philippe Rondot de s’intéresser aux personnalités politiques citées, en marge de son enquête pour le ministère de la défense ?

Dans le procès-verbal de l’audition du militaire, le 28 mars 2006, par les juges d’instruction Jean-Marie d’Huy et Henri Pons, Philippe Rondot indique que Dominique de Villepin lui a demandé « d’investiguer sur instruction expresse du président de la République » : « Il s’agissait de vérifier la validité de cette liste de comptes pour savoir si oui ou non les personnalités qui étaient citées possédaient un compte Clearstream ainsi que cela était mentionné sur ces listings. »

Une version corroborée par les notes qu’il a prises à l’issue de la réunion et saisies par la justice. Mais contredite par Dominique de Villepin et Jacques Chirac. « S’agissant de l’affaire Clearstream, le président de la République dément catégoriquement avoir demandé la moindre enquête visant des personnalités politiques dont le nom a pu être mentionné », a indiqué, le 28 avril, l’Élysée.

Même dénégation de la part du premier ministre, qui a redit, jeudi 4 mai, qu’il n’avait « à aucun moment » demandé « d’enquêter sur des personnalités politiques ». Plus troublant, Philippe Rondot est revenu sur ses propres déclarations à la justice en affirmant, dans Le Figaro du 2 mai, que « jamais Dominique de Villepin » ne lui avait demandé de s’intéresser « à un moment ou un autre » aux hommes politiques cités.

Autre zone d’ombre autour de cette réunion : la manière dont a été avancé le nom de Nicolas Sarkozy. Le 2 mai dernier, sur Europe 1, Dominique de Villepin a affirmé qu’« à aucun moment, le nom de Nicolas Sarkozy n’a été évoqué ». Avant de reconnaître, le 4 mai, que le nom de Nicolas Sarkozy « a été évoqué » mais seulement « comme ministre de l’intérieur ».

Pour sa part, la déposition de Philippe Rondot contredit ses notes. Dans ces dernières, il parle d’« enjeu politique », avec une mention explicite : « Fixation Nicolas Sarkozy, référence conflit Chirac-Sarkozy. » Tandis que, face aux juges, le militaire a affirmé, au contraire, que le nom de Nicolas Sarkozy a bien été évoqué lors de cette réunion « parmi les personnes citées comme titulaires de comptes Clearstream », mais qu’« il n’y a pas eu de fixation particulière à ce sujet ».

Enfin, reste à déterminer le moment où les différents protagonistes ont été avertis du déroulement de l’affaire. Dominique de Villepin a-t-il tardé à rendre publique la preuve d’une manipulation et donc de l’innocence de Nicolas Sarkozy ? Ce dernier a-t-il été mis au courant plus tôt qu’il ne le dit, afin de se poser en victime ? Autant de questions qui, pour l’heure, ne trouvent pas de réponses. Qui recherche la vérité ?

C’est la détermination de Nicolas Sarkozy à aller « jusqu’au bout de l’exigence de vérité » dans l’affaire Clearstream, qui est, sans nul doute, à l’origine de la dimension politique de cette affaire et de ses derniers soubresauts. Mais, à l’origine, c’est une plainte avec constitution de partie civile déposée par Philippe Delmas, vice-président d’EADS, dont le nom apparaît dans les premiers listings adressés au juge Van Ruymbeke, qui va déclencher l’ouverture d’une information judiciaire.

Celle-ci est confiée à deux juges d’instruction du pôle financier de Paris, Jean-Marie d’Huy et Henri Pons, réputés pour leur intégrité et leur détermination. À ce moment-là, ni Nicolas Sarkozy, ni aucune autre personnalité politique citée, n’a porté plainte. D’autant que le juge Van Ruymbeke est rapidement convaincu qu’il s’agit d’une manipulation.

Cependant, à l’automne 2004, le président de l’UMP apprend que Dominique de Villepin, alors ministre de l’intérieur, dispose des conclusions d’une enquête de la DST qui le disculpent. Le 9 novembre 2004, il lui reproche d’avoir tardé à les remettre à la justice. Nicolas Sarkozy en gardera une solide amertume et la conviction que son rival a voulu utiliser cette affaire pour le discréditer dans la course à l’Élysée. Une fois revenu place Beauvau, en juin 2005, il se fait remettre le dossier de la DST et va se porter partie civile le 31 janvier 2006, avec l’intention de faire toute la lumière sur l’origine de la manipulation.

S’en suivra une série de perquisitions puis d’autres plaintes déposées par EADS, Dominique Strauss-Kahn, Alain Madelin, Jean-Pierre Chevènement, la société Clearstream, le magistrat Gilbert Flam puis, après la publication de l’audition du général Rondot dans la presse, de Laurent Fabius et de Patrick Ollier. Michèle Alliot-Marie demande à son tour que toute la vérité soit faite et nie avoir été informée de la présence de personnalités politiques sur les listings. L’affaire a-t-elle des conséquences sur le travail du gouvernement ?

Poignées de main, sourires, regards et paroles échangés : tout, de la cérémonie du 8 mai, fut scruté et commenté, alors qu’apparaissaient ensemble, en public, les principaux protagonistes politiques de l’affaire : Jacques Chirac, Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Nicolas Sarkozy. La scène aurait pu prêter à sourire si elle ne reflétait pas la situation délicate dans laquelle se trouvent les numéros un et trois du gouvernement, dans un contexte où les rumeurs vont bon train sur la capacité de Dominique de Villepin à se maintenir à Matignon.

« Ou bien le premier ministre est en mesure d’apporter des preuves irréfutables qu’il n’est pour rien dans cette affaire, ou bien il faudra que le président de la République change de premier ministre », avait ainsi déclaré le conseiller politique de Nicolas Sarkozy, François Fillon, en début de semaine.

Alors que le premier secrétaire du PS, François Hollande, a une nouvelle fois appelé le président de la République à « tirer toutes les conséquences » de l’affaire Clearstream, Jacques Chirac, prenant exceptionnellement la parole à la fin du conseil des ministres, s’est voulu sans ambiguïté en réaffirmant sa confiance en le chef du gouvernement et en son équipe (lire le texte de son allocution).

« L’intérêt des Français est la seule chose qui compte », avait assuré un peu plus tôt Dominique de Villepin, lors du conseil des ministres. En dépit de la « période troublée », le locataire de Matignon veut montrer qu’il est « au travail » et que l’action gouvernementale se poursuit. Le premier ministre s’est donc félicité du projet de loi sur l’immigration, ainsi que des « bons résultats » obtenus sur le front de la croissance et de l’emploi.

Évoquant les décès des deux enfants, Madison et Mathias, il a également annoncé qu’il tiendrait une réunion interministérielle à Matignon sur la protection de l’enfance. Vendredi 12 mai, un comité interministériel planchera sur la lutte contre la pauvreté et l’exclusion.

La semaine dernière, lors de sa conférence de presse mensuelle, le chef du gouvernement avait tracé les grands axes de son action à venir. Façon de dire qu’il serait à son poste le mois prochain. Mais le locataire de Matignon, déjà très affaibli par la crise du CPE, est-il encore audible et à même de porter l’action gouvernementale ?

Oui, veut-on croire dans son entourage : « Ce n’est pas parce qu’un responsable politique est confronté à des difficultés que tout doit s’évanouir. Ce n’est pas notre vision de la démocratie et de la continuité de l’État. » Après le soutien sans faille que lui a une nouvelle fois apporté Jacques Chirac, Dominique de Villepin espère sortir conforté par sa majorité lors du vote de la motion de censure déposée par les socialistes et qui devrait être débattue mardi à l’Assemblée nationale.

Un dossier réalisé par Antoine FOUCHET, Mathieu CASTAGNET, Laurent DE BOISSIEU, Céline ROUDEN et Solenn DE ROYER

*** Dix moments clés

Juin 2001 Les juges Renaud Van Ruymbeke et Dominique de Talancé sont saisis d’une information judiciaire pour « abus de biens sociaux » dans l’affaire de la vente de frégates françaises à Taïwan en 1991.

2001-2002 Le journaliste français Denis Robert publie deux livres (Révélation$ et La Boîte noire) sur la société Clearstream, l’accusant d’être un centre de dissimulation de transactions financières. L’enquête ouverte contre Clearstream au Luxembourg aboutit à un non-lieu le 30 novembre 2004.

9 janvier 2004 Dominique de Villepin convoque au Quai d’Orsay le général Philippe Rondot, responsable de la coordination des services de renseignement au ministère de la défense, qu’il charge d’enquêter sur une liste de comptes chez Clearstream, fournie pendant la réunion par Jean-Louis Gergorin, vice président d’EADS.

3 mai et 14 juin 2004 Les juges Van Ruymbeke et Talancé reçoivent deux lettres anonymes et un cédérom répertoriant des numéros de comptes occultes chez Clearstream. De nombreuses personnalités sont citées, dont Alain Gomez, ex-dirigeant de Thomson-CSF, et Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’économie.

3 septembre 2004 Philippe Delmas, vice-président d’Airbus, porte plainte pour dénonciation calomnieuse.

9 novembre 2004 Nicolas Sarkozy demande à Dominique de Villepin, alors ministre de l’intérieur, de communiquer à la justice les résultats des « recherches de la DST ».

7 juin 2005 La DST remet à Nicolas Sarkozy l’ensemble de son dossier sur l’affaire Clearstream.

31 janvier 2006 Nicolas Sarkozy se constitue partie civile.

13 avril 2006 EADS se porte partie civile. Perquisition au ministère de la défense dans les bureaux de Michèle Alliot Marie, de son directeur de cabinet, Philippe Marland, et dans l’ancien bureau du général Rondot.

4 mai 2006 Lors de sa dixième conférence de presse mensuelle, Dominique de Villepin admet que le nom de Nicolas Sarkozy a été cité lors de la rencontre du 9 janvier 2004, mais « pas en liaison avec de quelconques affaires ».

© La Croix

Publié avec l’aimable autorisation du journal La Croix.

Visitez le site du journal La Croix.

Revenir en haut