ECONOMIE : Les hedge funds et le private equity servent-ils le blanchiment ?
Date de parution : Mardi 19 février 2008
Auteur : Myret Zaki
L’analyse.
Les avoirs gérés par des hedge funds ont connu un essor exponentiel, décuplant depuis 1995, à 1800 milliards de dollars fin 2007. Ils atteindront 6000 milliards en 2015, selon la Securities and Exchange Commission. Cela commence à peser lourd pour une industrie qui n’est pas soumise à la réglementation anti-blanchiment d’argent. Même constat pour l’industrie du private equity, qui a connu ces dernières années une accélération des afflux de fonds pour atteindre près de 1000 milliards investis, qui seront 1400 milliards d’ici à 2012, selon McKinsey.
D’où proviennent ces fantastiques sommes ? On sait que les investisseurs institutionnels représentent une part importante des afflux, tout comme l’argent « nostro » des banques. Mais l’on ne dispose d’aucune donnée sur l’origine des capitaux provenant des investisseurs privés, qui ont les moyens de placer de 3 à 50 millions dans un single hedge fund. Est-il concevable que l’argent du crime organisé ait trouvé là des véhicules idéaux à son écoulement ?
Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, où a lieu l’essentiel de la gestion des hedge funds et du private equity, se trouvent être aussi les premiers centres de blanchiment d’argent, selon le consultant Celent Communications. Le blanchiment représente, selon le FMI et le GAFI, entre 2% et 5% du PIB mondial, soit 960 à 2400 milliards de dollars. Or l’on sait que l’argent du crime est toujours recyclé dans le pays où il est produit. En outre, les hedge funds sont en général domiciliés dans les juridictions offshore les moins réglementées.
Ainsi, plus de 85% des fonds alternatifs sont enregistrés dans les îles Caïmans, qui ont figuré sur la liste noire du GAFI de 2000 à 2001 et n’en sont pas membres à ce jour. Les îles Vierges britanniques et les Bermudes en abritent aussi un certain nombre. Aux Caïmans, l’enregistrement d’un hedge fund n’exige qu’une procédure minimale auprès de l’autorité monétaire, et il n’a pas besoin de l’approbation de cette dernière pour démarrer ses activités.
La tentation doit donc être grande pour l’argent douteux de se frayer un chemin vers ces véhicules. Un débouché qui plus est profitable. Car les techniques de blanchiment classiques, comme de fabriquer des robes que l’on se vend ensuite à 30000 dollars, coûtent de l’argent : il faut produire une marchandise ou un service. Les milliards investis dans l’immobilier au Nigeria constituent aussi un pari risqué. Enfin, les transactions extraterritoriales telles que les achats et ventes de navires imposent aussi de payer d’abord, puis d’encaisser ensuite l’argent liquide purifié.
En revanche, les hedge funds, tout en échappant largement au circuit anti-blanchiment, créent des rendements alléchants. Un blanchisseur peut les utiliser comme lessiveuse : il y place des liquidités quelques jours, et les retire « nettoyées » juste avant qu’ils ne soient investis. Il peut aussi transférer des fonds sous forme de transferts de titres successifs (livraisons « franco »), plutôt que des souscriptions en cash, trop surveillées.
L’entrée de l’argent dans les fonds, elle, doit s’opérer entre places offshore. Exemple : un compte peut être facilement ouvert dans un pays en développement ayant levé le contrôle des changes, comme le Guatemala ou le Mexique. De là, un transfert aurait lieu sur un compte de société offshore à la banque X aux Caïmans. Un hedge fund basé aux Caïmans qui a besoin de capital de démarrage, trouvera ces « sociétés » toutes prêtes à le lui fournir. Il est notoire que d’importants capitaux latino-américains, notamment de Colombie et d’Uruguay, sont déposés aux Caïmans. Malte s’illustre aussi comme une place où les apporteurs d’argent frais pour les hedge funds en démarrage se montrent extrêmement arrangeants.
Les transferts successifs permettent d’effacer la trace de la provenance des fonds. Un compte ouvert en Jordanie peut effectuer un transfert « franco » de titres vers le Maroc, puis vers Gibraltar. La banque de Gibraltar souscrit alors à un hedge fund, puis envoie l’argent dans une banque dépositaire aux Caïmans.
C’est au niveau de la banque dépositaire que se joue l’entrée de l’argent dans le circuit. Là se pose la question de la qualité de la vérification faite. Une banque dépositaire basée aux Caïmans ou aux Bermudes sera a priori moins regardante qu’une banque basée en Suisse.
En outre, il faut savoir qu’une banque dépositaire, même en vertu des règles les plus rigoureuses qu’applique la Suisse, n’a pas à connaître l’identité de chaque ayant droit économique qui a investi dans un fonds de placement, à moins qu’il ne représente plus de 5% du fonds. Il suffit d’investir dans un fonds qui lui-même ouvre le compte bancaire, et la banque dépositaire laissera à la juridiction du fonds le soin de faire les vérifications des clients sous-jacents.
Reste à savoir comment faire accepter l’argent au gérant du fonds. Dans le monde alternatif, l’autorégulation est la seule règle. La « due diligence » est un devoir, qui reste à la discrétion des gérants. Les fonds de private equity récoltent l’argent des investisseurs directement. Puis ils vont par exemple acheter une société en Allemagne. Les propriétaires de la société interrogent : qui est derrière cet argent ? On leur fournit la liste des noms des investisseurs. Mais la tentation de la corruption est là. Il n’est pas rare, en effet, que des fonds de private equity ou de hedge funds peu scrupuleux acceptent des pots-de-vin pour prendre de l’argent d’origine douteuse. Ils se portent alors garants de ces investisseurs. D’où l’interrogation : ces nombreux petits hedge funds qui se créent puis meurent rapidement servent-ils souvent de lessiveuse ?
On retiendra que c’est la rigueur des systèmes anti-blanchiment des banques qui a dévié cet argent sale vers d’autres portes de sortie. Car désormais, les places bancaires comme la Suisse deviennent hermétiques à l’argent sale. Dina Beti, cheffe de l’Autorité de contrôle en matière de blanchiment, répond que le risque de blanchiment utilisant les hedge funds dépend de la législation à laquelle chaque fonds est assujetti. « Si c’est un hedge fund incorporé aux Caïmans ou aux Bahamas, il est assujetti à cette législation, qui vaut ce qu’elle vaut. Tant qu’on n’aura pas une réglementation mondiale, il y aura des problèmes », conclut-elle.
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