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En Italie, le procès de la décennie contre la ’Ndrangheta
Plus de 350 membres présumés de la mafia calabraise seront jugés dans un procès qui s’ouvre ce lundi. Il s’agit de l’audience la plus importante depuis celle de Palerme, en 1987, qui avait conduit à l’assassinat des juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino.
ATS Publié lundi 11 janvier 2021 à 13:28 Modifié lundi 11 janvier 2021 à 13:59
Des centaines de membres présumés de la redoutée ’Ndrangheta calabraise, la plus puissante des mafias italiennes, vont être jugés à partir de mercredi. Ce « maxi-procès » devrait durer plus de deux ans.
Au total, 355 accusés – dont des dirigeants politiques, des fonctionnaires des policiers et des hommes d’affaires –, 900 témoins et 400 avocats seront entendus dans une enceinte agencée spécialement pour accueillir ce procès hors normes, le plus important depuis trois décennies.
Cinquante-huit témoins à charge ont accepté de briser l’omerta, la loi du silence, pour révéler les secrets du clan Mancuso et de ses associés.
Une démonstration de force de l’Etat
Au cours d’une récente audience préliminaire, il a fallu pas moins de trois heures pour lire les noms des accusés, au premier rang desquels figurent le boss Luigi Mancuso, qui a déjà passé près de vingt ans en prison, mais aussi des dizaines d’autres dotés de surnoms dignes d’un film de Hollywood : « Le loup », « P’tit gros », « Blondinet », « Petite chèvre »…
Ce procès est aussi interprété comme une démonstration de force de l’Etat au cœur du territoire de la ’Ndrangheta, qui contrôle les flux de cocaïne dans toute l’Europe.
Au centre des débats figurera le plus célèbre procureur antimafia de la péninsule, Nicola Gratteri, qui vit sous escorte policière depuis plus de trente ans. Ce Calabrais de 62 ans a joué enfant au foot avec nombre de ceux qu’il a mis ensuite derrière les barreaux. Sa vie est un combat pour anéantir « cette ’Ndrangheta asphyxiante ».
« Une part de la société est complice et l’aide »
Par ses proportions, ce procès n’est dépassé que par le premier maxi-procès de 1986-1987 à Palerme contre la Cosa Nostra sicilienne, à l’issue duquel 338 accusés furent condamnés. Les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino furent ensuite assassinés par la mafia.
Le nouveau procès cible l’une des nombreuses familles de la ’Ndrangheta, dont les tentacules couvrent le monde entier. Mais selon Federico Varese, professeur de criminologie à l’université d’Oxford, il n’en reste pas moins significatif de par le nombre de membres de la classe politiques, d’entrepreneurs et de fonctionnaires qui aident la mafia à fonctionner.
« Cela montre qu’en dehors de l’organisation criminelle il y a une part de la société qui est complice et l’aide », a-t-il expliqué à l’AFP. « C’est choquant de voir qu’un groupe criminel est à ce point enraciné dans une région qu’il faut traduire en justice des centaines de personnes. Ce procès montre à quel point la ’Ndrangheta est profondément enracinée dans la société ».
Parmi les accusés figure l’ancien parlementaire Giancarlo Pittelli. Cet avocat renommé, ancien sénateur du parti Forza Italia de Silvio Berlusconi, est soupçonné d’avoir servi d’intermédiaire entre la ’Ndrangheta et la politique, la finance et les institutions.
Meurtre à caractère homophobe
La plupart des accusés ont été arrêtés lors de raids de la police en décembre 2019 en Italie, en Allemagne, en Suisse et en Bulgarie. L’éventail des crimes et délits qui leur sont reprochés est large : association mafieuse, meurtre et tentative de meurtre, trafic de drogue, usure, abus de pouvoir, recel et blanchiment d’argent.
Le meurtre de Filippo Gangitano, assassiné par son propre cousin à cause de son homosexualité, est particulièrement glaçant. « Ce type de comportement ne peut pas exister au sein de la ’Ndrangheta », avaient dit les boss à l’assassin, devenu depuis témoin à charge pour le compte du parquet. Le corps de Gangitano avait été enterré à un endroit où a ensuite été construite une route.
« Il faut traiter le mal à la racine »
Ces maxi-procès sont justifiés selon le parquet par l’étroite imbrication de nombreuses affaires, même si les avocats de la défense estiment difficile d’assurer, dans ces conditions, un procès juste et équitable à chaque accusé.
Les enjeux sont élevés pour Nicola Gratteri. « Si le procès n’aboutit pas à de nombreuses condamnations, il sera considéré comme un échec », estime Nicola Lo Torto, un des avocats de la défense.
Et même en cas de succès, la ’Ndrangheta ne disparaîtra pas pour autant : « On peut jeter des mafieux en prison, mais si on n’arrache pas les racines à l’origine de leur existence, ils se reproduiront tout simplement », avertit Federico Varese.
La Suisse, une base arrière pour la mafia
La Suisse est un point de repli et de liaison idéal pour les mafias italiennes, selon l’Office fédéral de la police (Fedpol). Elle constitue « une plateforme logistique idéale pour les mafieux »
Dans son rapport annuel, publié en avril dernier, Fedpol disait avoir connaissance d’une centaine de membres des mafias italiennes basés en Suisse, majoritairement de la ’Ndrangheta, mais aussi de Cosa Nostra et de la Camorra. Mais ils pourraient être plus nombreux.
Des experts italiens estiment qu’il y a une vingtaine de cellules mafieuses comptant 400 membres en Suisse. Un chiffre confirmé en juillet par Fedpol, mais qui pourrait même être en deçà de la réalité.
Blanchiment d’argent
L’office craint qu’ils ne soient présents un peu partout dans le pays, pas seulement dans les régions limitrophes de l’Italie, comme le Tessin, le Valais ou les Grisons, mais dans toute la Suisse.
Une cellule de la ’Ndrangheta avait par exemple été détectée à Frauenfeld (TG) et neuf membres arrêtés en 2016. En 2018, un Italien, résidant à Longeau (BE), avait été condamné par le Tribunal pénal fédéral à trois ans et huit mois de réclusion. Il a été reconnu coupable de participation et de soutien à une organisation criminelle, en l’occurrence la ’Ndrangheta. Le Tribunal fédéral a toutefois partiellement admis le recours du sexagénaire.
Selon Fedpol, les mafieux basés en Suisse sévissent dans le trafic de drogue et d’armes, utilisent aussi la place financière suisse pour blanchir de l’argent et réinvestissent les recettes de leurs crimes – commis principalement en Italie – dans l’immobilier, la restauration ou » d’autres petites affaires ».
Série d’expulsions
La journaliste indépendante Madeleine Rossi, qui a consacré un rapport d’une centaine de pages au phénomène, évoque deux raisons principales à la présence des mafieux en Suisse : blanchir de l’argent, mais aussi se faire oublier. Certaines personnes en cavale arrivent même à obtenir un permis B, comme ce fut le cas des deux mafieux arrêtés en Haut-Valais en 2016. « Ces personnes restent très discrètes, elles vivent comme tout le monde », expliquait-elle dans nos pages en 2019.
Selon Fedpol, quinze interdictions d’entrées sur le territoire suisse ont actuellement été prononcées à l’encontre d’individus, dont la majorité sont déjà condamnés en Italie pour association de type mafieux. Cette mesure peut également être ordonnée sans qu’il n’y ait eu de précédente condamnation.
La Confédération peut également expulser des membres présumés de la mafia qui représentent une menace pour la sécurité intérieure. En 2019, Fedpol a ainsi ordonné pour la première des expulsions contre des suspects mafieux.
Selon l’office, de telles mesures administratives ne peuvent pas à elles seules éradiquer les mafias en Suisse, mais elles peuvent leur rendre la vie moins confortable et limiter leur expansion.