Touché-coulé chez les frères Saadé
Article publié le mardi 19 juillet
Zizanie à la tête de CMA-CGM, premier armateur français et candidat à la reprise de la filiale maritime de Bolloré.
Par Renaud LECADRE
mardi 19 juillet 2005 (Liberation - 06:00)
On ne se lasse pas de l’odyssée économico-politico-judiciaire des frères Saadé. Cela fait bientôt neuf ans que Jacques et Johnny s’écharpent à propos du contrôle de la CMA (Compagnie maritime d’affrètement), lauréate en 1996 de la privatisation de la CGM (Compagnie générale maritime) et candidate depuis deux mois au rachat de Delmas-Vieljeux, filiale maritime du groupe Bolloré. En quelques années, la CMA, premier français du secteur, s’est hissée au 5e rang mondial dans le transport maritime de containers, contredisant les plus sombres prédictions sur le déclin maritime français. Après un armistice, les incorrigibles frangins repartent aujourd’hui de plus belle.
Zizanie. Jacques et Johnny, issus d’une famille syrienne installée au Liban, ont longtemps fonctionné à 50-50, l’aîné basé à Marseille, le cadet à Beyrouth. Quand se profile la privatisation de la CGM, sous le gouvernement Juppé, s’instaure parallèlement la zizanie familiale. L’Etat français cède la CGM moribonde à la CMA pour la modique somme de 3 millions d’euros, après avoir été renflouée sur fonds publics à hauteur de 120 millions. La reprise est à mi-chemin entre le pari fou et le casse du siècle. Jacques propose alors à Johnny une nouvelle gouvernance familiale, 51-49 en sa faveur. « Scénario inacceptable », s’insurge le cadet par fax, qui souhaite le maintien de la parité. « La formule que tu proposes est inappropriée », rétorque sobrement l’aîné. S’ensuit diverses augmentations de capital du nouvel ensemble CMA-CGM dont Johnny se dit exclu au point d’être dilué à 10 % des parts. Il en veut pour preuve son impossibilité de participer à une assemblée générale, « pour un prétendu retard de 45 secondes, horloge parlante et huissier à l’appui ».
Johnny s’en va en guerre, initie pas moins d’une vingtaine de procédures judiciaires (au pénal comme au civil). Jacques est mis en examen avant de bénéficier d’un non-lieu en 2003. Mais, au passage, l’enquête a démontré que la Chiraquie s’était mobilisée au plus haut niveau gouvernemental (Chirac à l’Elysée, Juppé à Matignon, Pons aux DOM-TOM) en faveur de l’attribution de la CGM à la CMA, contre l’avis de Bercy. L’affaire devient politique. Le Premier ministre libanais, Rafic Hariri, feu l’ami intime de Jacques Chirac, se dévoue pour jouer les Casques bleus entre les frères Saadé. En septembre 2000, le procureur de Beyrouth les enferme dans une pièce du tribunal : « Vous ne sortirez pas d’ici avant d’avoir signé un accord. » Contre le versement de 40 millions de dollars (plus de dix fois la valeur de la seule CGM lors de sa privatisation quatre ans plus tôt), Johnny renonce aux poursuites judiciaires et cède ce qui reste de ses parts à Jacques.
Trois ans plus tard, Johnny remonte au créneau sur un prétexte en apparence mineur : Jacques n’aurait pas versé un reliquat de 5 millions de dollars. Tristan Vieljeux, président du conseil de surveillance de CMA-CGM et vieux loup de mer (1), monte au créneau : « Johnny Saadé est un play-boy qui n’a jamais participé à la gestion. A mon avis, il fait du chantage. » L’intéressé a pourtant soulevé un nouveau lièvre : les ristournes commerciales consenties par les fournisseurs de CMA-CGM (comme le pétrolier américain Texaco) atterrissaient sur des sociétés offshore au nom de Jacques Saadé en personne, jouant sur l’appellation CMA (comme Container Management Advisors), parfois accompagnée de l’appendice International ou Offshore.
Interrogé par un juge d’instruction en juin 2003, Jacques a admis le principe de ces « ristournes », la nécessité de leur « discrétion » pour ne pas éveiller les soupçons de la concurrence, mais juré que ces fonds baladeurs étaient « reversés » à la CMA-CGM. Au bilan, on retrouve effectivement un énorme poste « autres charges externes », sans plus de précision. En août, au tribunal de Nanterre, la principale procédure pénale a été clôturée sans pouvoir explorer cette piste. Comme d’habitude, la justice britannique a refusé d’apporter sa collaboration à une commission rogatoire internationale chargée d’enquêter sur les comptes bancaires londoniens des sociétés offshore. Johnny Saadé a alors tenté sa chance à Marseille. Cette fois, en 2004, il veut démontrer que son frère a racheté ses parts non pas sur ses deniers personnels mais avec les fonds de la compagnie maritime : « Jacques n’a jamais rien sorti de sa poche. Il m’a trompé sur sa valeur, sur le mode de paiement, et en plus c’est la CGM qui paie. » Tristan Vieljeux s’inscrit en faux : « Il n’y a jamais eu de confusion de patrimoine, il n’y en aura pas. »
Passeport grec. Dans un premier temps, la justice marseillaise refuse d’instruire cette ultime plainte. Puis se fait taper sur les doigts par la cour d’appel d’Aix, qui vient de confier l’affaire au juge Charles Duchaine, ancien magistrat détaché à Monaco qui avait publié un livre-réquisitoire sur la justice d’opérette sur le Rocher. En mai, ce dernier convoque Johnny Saadé comme témoin. Intervient alors le Quai d’Orsay, qui refuse de lui délivrer un passeport. Depuis le XIXe siècle, les Saadé, comme la plupart des armateurs méditerranéens, disposent d’un passeport grec qui leur permet aujourd’hui de circuler librement dans l’UE. Johnny, citoyen libano-grec, se le voit supprimer par Interpol, tandis que Jacques, citoyen franco-grec, n’est pas concerné par la mesure. Qu’a cela ne tienne, Johnny demande un visa à l’ambassade de France à Beyrouth : refus poli mais ferme, avec cette précision que le dossier est suivi en haut lieu à Paris. Il finira par obtenir un visa Schengen et se rendra à Marseille par la route.
Pendant ce temps, et alors que démarrent les négociations avec le groupe Bolloré, Jacques contre-attaque en justice. Il vient d’obtenir un jugement du tribunal de commerce de Marseille (la CMA est le premier employeur privé de la cité) qui ordonne à Johnny de « cesser » de semer un « trouble manifeste qui porte atteinte à la notoriété et à la crédibilité du groupe CMA-CGM ». Dans un courrier envoyé à des professionnels du secteur maritime, le cadet des Saadé annonçait en effet son intention de reprendre la totalité de la compagnie. Les juges consulaires ne sont pourtant guère habilités à entraver la liberté d’expression, mais entendent « imposer le respect de la morale et des bonnes moeurs commerciales. » Parole d’experts…
(1) Ancien président de Delmas-Vieljeux, il s’en était fait évincer en 1991 par le jeune Vincent Bolloré. Aujourd’hui, il en pilote la reprise au nom de Jacques Saadé.
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Publié avec l’aimable autorisation du journal Libération.
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