Les nouvelles pistes des juges

Jeudi 17 mai 2007

L’Express du 20/07/2000

Les nouvelles pistes des juges

par Gilles Gaetner

Ertoil, Leuna et Thinet : trois opérations impliquant le groupe pétrolier où apparaissent versements et commissions occultes. Et le nom d’Alfred Sirven

Le sulfureux dossier Elf, instruit depuis cinq ans déjà, vient de connaître, ces dernières semaines, une foudroyante accélération. Le juge Renaud Van Ruymbeke, qui épaule, depuis avril dernier, Eva Joly et Laurence Vichnievsky et suit plus particulièrement les trois nouvelles pistes de l’affaire Elf, vient de faire des découvertes ahurissantes.

L’affaire Ertoil, d’abord, rebondit avec le mandat d’arrêt international lancé contre l’homme d’affaires irakien Nadhmi Auchi. Ensuite, une partie de la fameuse commission de 256 millions de francs versée à l’occasion de la reconstruction de la raffinerie de Leuna (ex-Allemagne de l’Est) est retrouvée au… Proche-Orient. Enfin, plus de 60 millions de pots-de-vin ont été identifiés lors de la vente d’un terrain, propriété d’Elf, à l’entreprise Thinet.

Le dossier Ertoil

Il y a trois ans, la juge Joly avait appris que le rachat par Elf, en 1990, du raffineur espagnol - propriété, à l’époque, de businessmans koweïtiens - avait donné lieu au versement de 300 millions de francs de commissions. Une somme inhabituelle, puisqu’elle représentait 15% du montant total de la transaction, qui s’élevait à 2,3 milliards de francs.

Van Ruymbeke a donc repris le flambeau d’Eva Joly en raison d’un fait nouveau et capital que L’Express peut révéler : le procureur spécial de Madrid, chargé de la répression économique, a porté plainte contre le destinataire principal de la commission, l’Irakien Nadhmi Auchi. La raison ? Il a « oublié » de déclarer sa rémunération - 344 millions de francs, en réalité - au fisc espagnol. Du coup, le juge français, qui aimerait également connaître les dessous de la transaction Ertoil-Elf, a délivré, le 13 juillet, un mandat d’arrêt international contre Auchi, qui vit actuellement à Londres.

Agé de 63 ans, cet homme d’affaires - qui a bien aidé Elf à prendre le contrôle d’Ertoil - proche, au début des années 80, de Saddam Hussein, a pris, au fil des ans, une importance considérable : actionnaire à hauteur de 7% de Paribas, il est aussi l’animateur d’un holding luxembourgeois, General Mediterranean Holding (GMH), qui pèse plusieurs centaines de millions de dollars. C’est par une de ses filiales, Pan African, que Auchi percevra sa rétribution…

Il n’est pas le seul à être dans le collimateur de la justice française : son bras droit, Nasir Abid, intime de l’introuvable Alfred Sirven, fait lui aussi l’objet d’un mandat d’arrêt international. Enfin, un troisième personnage, Daniel de Busturia, pourrait être prochainement interrogé par la justice espagnole. Cet industriel catalan, qui représentait les intérêts d’Ertoil, a perçu 82 millions de francs, via la société Estrategias. Généreux, il en aurait ristourné 11 à Alain Guillon, l’ancien patron d’Elf France, qui fut, aux côtés d’Hubert Le Blanc-Bellevaux, lui aussi proche de Sirven, l’un des négociateurs - pour le compte d’Elf - de cette transaction.

Ce rebondissement judiciaire de l’affaire Ertoil pourrait, à terme, entacher les relations franco-espagnoles : un membre du gouvernement Aznar, très actif lors des pourparlers entre Ertoil et Elf, aurait reçu quelques gratifications, tandis qu’une autre personnalité espagnole, liée à Ertoil, aurait eu droit à 60 millions de francs. C’est ce qui ressort d’une note confidentielle du 19 juillet 1995, saisie à la tour Elf.

Le dossier Leuna

Depuis plusieurs années, les justices suisse, allemande et française s’interrogent : les 256 millions versés en décembre 1992, lors de la reconstruction de cette raffinerie, à deux intermédiaires, l’ex-colonel de la DGSE Pierre Lethier et Hans-Dieter Holzer, un proche de Kohl, ont-ils, in fine, atterri dans les caisses de la CDU ? Sur le sujet, Loïk Le Floch-Prigent n’a jamais caché que cette commission avait reçu l’ « aval politique » de François Mitterrand. Et que ce dernier lui avait lancé : « Il faut aider notre ami Helmut Kohl. » Quelques éléments, jusqu’ici inédits, accréditent que tout a été fait pour brouiller les pistes sur la destination réelle de ces 256 millions. Témoin, la mésaventure de l’un des fils de Hans-Dieter Holzer, Alfred, demeurée secrète, survenue le 7 mai 1999.

Ce jour-là, alors qu’il le contrôle au poste frontière de Beringen - non loin de Fribourg - un douanier allemand se rend compte que le fils Holzer transporte un certain nombre de documents intéressant au plus haut point l’affaire Leuna. Parmi ceux-ci, une procuration générale - signée par son père - sur une société Delta. Or, le gabelou découvre que Delta a reçu 161 450 000 francs provenant d’une mystérieuse société Reptil Fund et d’une autre, dénommée « Stand By Estate ». Celle-là même qui a eu droit, en 1992, à 220 millions du groupe Elf ! Le douanier n’est pas au bout de sa surprise : il apprend que les 161 millions - convertis en dollars et en deutsche Mark - ont pris la poudre d’escampette sur un compte bancaire au Proche-Orient… dont le titulaire semble bien être Hans-Dieter Holzer. Et la direction régionale allemande des douanes d’écrire, dans son rapport : « Il pourrait s’agir d’une partie de la somme totale de 256 millions, qui aurait été versée sur ordre de l’ancien président d’Elf, M. Le Floch-Prigent »…

Holzer, devant le juge genevois Paul Perraudin, affirme n’avoir jamais financé la CDU. Pierre Lethier, qui perçut 36 millions de francs sur un compte suisse Show Fast, interrogé comme témoin, le 12 avril 1999, par Perraudin, campe sur la même position. Martelant qu’il était l’unique destinataire de cette somme. Laquelle rétribuait son rôle de conseil auprès d’Elf dans le rachat de Leuna. « Je rendais compte de ma mission presque exclusivement à Hubert Le Blanc-Bellevaux », dit encore Lethier. Avant d’ajouter « que, de temps à autre, il informait M. Alfred Sirven des grandes lignes de son action ». Rien à dire. Sauf que Lethier n’a pu fournir au juge, qui le lui réclamait, une copie de son contrat. « Il a probablement été détruit à la fin décembre 1992, affirme l’ex-officier, par M. Le Blanc-Bellevaux. »

Le dossier Thinet

Le 25 juillet 1991, une filiale d’Elf, Elf Lubrifiants, cède à l’entreprise Thinet - animée par Bruno Guez - un terrain de 32 000 mètres carrés situé sur la commune d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Prix : 200 millions de francs. Six jours plus tard, coup de théâtre : Bruno Guez revend le terrain à la SEM 92 (Société d’économie mixte des Hauts-de-Seine, présidée par Charles Pasqua) pour 295 millions. Y aurait-il eu un coup tordu derrière cette opération ? En tout cas, Elf et Thinet savaient parfaitement que pour dégager une plus-value de 95 millions, le terrain devait être rapidement cédé à un deuxième acquéreur. Le montage avait été mis au point de longue date. La preuve : quelque temps après la signature de la promesse de vente entre Elf et Thinet, en juillet 1990, la répartition (et le versement) des commissions était effectuée : le 28 décembre 1990, 25 millions atterrissent sur le compte d’une société suisse, Chantelisor, animée par Alfred Sirven ; le 20 février 1991, 9 millions prennent le chemin d’un compte suisse Prome, propriété de Sirven ; enfin, le 15 mars 1991, 25 millions se retrouvent sur le compte d’une société helvète, Sunderland Properties, dont l’un des ayants droit est un proche collaborateur de Bruno Guez.

La SEM 92 était-elle au courant du coup monté par Thinet et Elf ? Si tel était le cas, ses dirigeants auraient-ils reçu quelques avantages ? Pour en avoir le cœur net, Van Ruymbeke interroge Bruno Guez le 16 mai 2000. Ce dernier se montre catégorique : « A aucun moment, dit-il au juge, je n’ai été sollicité [par la SEM 92], et à aucun moment, nous ne l’avons fait. » Et d’enfoncer le clou : « Pour moi, le bénéficiaire final des commissions était M. Sirven… »

Omniprésent, Alfred ! Ertoil, Leuna, Thinet : trois affaires qui illustrent parfaitement les propos tenus, au début de juillet, par André Tarallo, ex- « M. Afrique » d’Elf, à Van Ruymbeke. A savoir que Sirven dégageait toujours « des fonds occultes à l’occasion d’opérations juridiques conclues par le groupe Elf ». Pour lui-même, bien sûr. Mais aussi pour d’autres, qui doivent trembler aujourd’hui.

© L’Express.

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