Lutte contre le blanchiment d’argent : « Le jugement de la Cour de justice de l’Union européenne mine la transparence et la responsabilité des entreprises »
Tribune
Andres Knobel Juriste
Le juriste Andres Knobel explique, dans une tribune au « Monde », que la cour a pêché par grande naïveté en rendant une décision qui empêche les citoyens d’accéder aux informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés. Fraudeurs et criminels, eux, peuvent s’en frotter les mains.
Publié aujourd’hui à 08h00, mis à jour à 08h00
Le 22 novembre, la Cour de justice de l’Union européenne a anéanti une décennie de progrès dans la lutte contre l’opacité financière, à la grande joie des oligarques et des fraudeurs fiscaux de la planète. Dans une décision perverse prétendument fondée sur les droits humains, la cour a invalidé une disposition permettant à tous les citoyens d’accéder aux informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés – les personnes physiques qui les possèdent ou les contrôlent. Les grands paradis fiscaux d’Europe, de l’Irlande aux Pays-Bas, se sont d’ores et déjà empressés d’anonymiser leurs registres des sociétés.
La cour justifie sa décision ainsi : en rendant publique l’identité des bénéficiaires effectifs des sociétés, on contrevient gravement au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles, deux droits fondamentaux garantis par la charte de l’Union européenne (UE). Ainsi, cette décision représenterait-elle une victoire des droits humains, une victoire saluée par les ONG et la population en général ? Bien au contraire.
Il n’existe aucune bonne raison de permettre à un individu de dissimuler les entités juridiques qu’il possède et les activités économiques qu’il mène. Les marchés fonctionnent moins bien en cas, par exemple, de monopoles invisibles ou de conflits d’intérêts politiques, ou si certains de leurs acteurs sont avantagés par des pratiques fiscales frauduleuses. Quant aux Etats, ils sont moins efficaces s’ils ne peuvent garantir des règles équitables, empêcher le blanchiment de l’argent du crime ou encore collecter les recettes fiscales qui leur permettront de fournir à tous leurs citoyens des services publics à la base même des droits humains. Risque théorique
Les seuls à applaudir cette décision sont les oligarques, les fraudeurs et les criminels qui viennent de retrouver l’anonymat. Ce sont aussi les avocats, fiduciaires et autres professionnels qui se décrivent eux-mêmes comme des « spécialistes de la planification fiscale internationale », des « conseillers juridiques de particuliers fortunés et très fortunés » ou des experts en « patrimoine privé et fiscalité ». Bref, tout un petit monde qui aide les plus riches et les criminels, y compris des oligarques sous le coup de sanctions, à se soustraire à des lois qui s’appliquent à tous.
Tels des hackeurs qui se seraient introduits dans un système, les avocats semblent avoir convaincu la cour en arguant que ces personnes fortunées courent le risque, tout théorique, d’être kidnappées lors d’un voyage. Ainsi, au motif d’un risque théorique qui n’est fondé sur aucune preuve, la cour a démantelé un outil de transparence majeur qui a largement fait la preuve de son efficacité. Pour mémoire, cet outil a permis de tracer les avoirs des oligarques russes sous le coup de sanctions et de mettre au jour plusieurs dispositifs de blanchiment d’argent. Lire la suite.