Mark Thatcher du fils à retordre
Soupçonné d’avoir mouillé dans un complot en Guinée-Equatoriale, le fils chéri de la Dame de fer n’en est pas à ses premiers coups tordus. Mais, de commission louche en fraude fiscale, « Maggie » est toujours là pour lui.
Par Jacques AMALRIC
vendredi 10 septembre 2004 (Liberation - 06:00)
"Que puis-je faire pour aider à la réélection de ma mère ?" « Une seule chose, quitter le pays ! » La scène se passe à Londres, au 10, Downing Street, la résidence du Premier ministre britannique. Nous sommes en 1986. Un an avant les élections législatives qui vont reconduire Margaret Thatcher au pouvoir. Dix-huit ans avant que la police sud-africaine n’interpelle Mark Thatcher, qu’elle soupçonne d’avoir financé en partie un complot visant à renverser le Président d’un micro-Etat africain devenu en quelques années un macroproducteur de pétrole, la Guinée-Equatoriale.
Dès le début des années 80, le fils gâté de la Dame de fer sent le soufre. Car celui qui lui recommande l’exil ne pratique pas l’humour à froid, pas plus ce jour-là qu’un autre. Ce n’est pas le genre de sir Bernard Ingham, le porte-parole et un des plus proches collaborateurs de la Première ministre. Un homme qui admire la mère autant qu’il se méfie du fils. Il n’a pas fallu longtemps Margaret Thatcher est Première ministre depuis 1979 pour que sir Bernard Ingham et pas mal d’autres responsables conservateurs se rendent compte que son fils constitue un grave danger pour leur parti et leur idole. Non seulement parce qu’il fait ouvertement litière des principes popularisés par sa mère (honnêteté, moralité, sens du travail, esprit d’entreprise, etc.) en leur préférant les bénéfices du népotisme et le trafic d’influence, mais surtout parce que cette dernière fait preuve de la plus totale cécité face au comportement de son fils et refuse, avec indignation, d’entendre toute mise en garde. Mieux vaut, dans ces conditions, que le fils prodige s’éloigne. Ce qu’il fit d’ailleurs en direction de Dallas (Texas) avant même les élections dont il prétendait se mêler, grâce à un emploi considéré aujourd’hui comme totalement bidon (mais tout de même payé 45 000 livres de l’époque, soit quelque 66 000 euros), fourni par la firme automobile Lotus.
Petits boulots dorés pour cancre attitré
Le jeune Mark, à vrai dire, n’a jamais fourni beaucoup de motifs de satisfaction à ses parents, contrairement à sa soeur jumelle Carol, mal-aimée de sa mère mais journaliste-écrivaine respectée en Grande-Bretagne. Né en 1953, il est envoyé dans les meilleures écoles privées du royaume. C’est pourtant en cancre attitré qu’il sort à 18 ans du collège d’Harrow, l’un des plus réputés. Pour être ensuite recalé à trois reprises dans sa quête d’un diplôme de comptable. S’enchaîne alors toute une série de petits boulots dorés sur tranche. C’est ainsi qu’on le retrouve vendeur de bijoux de luxe, mannequin à Hongkong et en Afrique du Sud, avant que sa mère, devenue Première ministre, joue une première fois de son influence pour qu’il se retrouve à la tête d’une écurie automobile de deuxième zone, Mark Thatcher Racing. Double malchance : l’écurie est financée par une entreprise de textile japonaise alors que ce secteur industriel britannique licencie à tour de bras ; et Mark fait la une de tous les tabloïds britanniques lorsqu’il s’égare six jours durant dans le désert lors du Paris-Dakar de 1982. Et ne prend même pas la peine de remercier les autorités algériennes qui n’avaient pas lésiné sur les moyens pour retrouver l’enfant chéri de Downing Street. La légende thatchérienne veut qu’avant ce sauvetage Margaret ait versé ses premières et dernières larmes en public. Toujours modeste, Mark expliquera, un peu plus tard, que l’année 1982 a été marquée par deux événements majeurs : la guerre des Malouines et sa disparition dans le désert. Ainsi, en tout cas, s’acheva cette carrière de petit bras du volant. Il est vrai que, participant les deux années précédentes aux 24 Heures du Mans, Mark Thatcher avait à chaque fois fini dans le mur faute de franchir la ligne d’arrivée.
Commissions après le passage de maman
Dès l’installation de sa mère au 10, Downing Street, notre conducteur malhabile avait placé un autre fer au feu en se déclarant consultant. D’où les premiers scandales, qui vont l’obliger à respirer l’air du Texas. Le tout premier dossier litigieux (à notre connaissance, car les langues mettent du temps à se délier, et de nouvelles révélations ne sont pas exclues) s’appelle « Cementation », du nom d’une entreprise britannique de travaux publics qui émargeait sur la liste des clients de Mark Thatcher et qui obtint en 1981 un contrat de 300 millions de livres (443 millions d’euros) pour la construction d’une université à Oman à la suite d’un déplacement de la Dame de fer dans l’émirat. Nul ne sait, encore aujourd’hui, combien son fils empocha de commissions, pas même peut-être sa mère qui fut interpellée aux Communes pour cette affaire dans laquelle, dit-elle, elle n’avait fait que « se battre » pour son pays. On connaît en revanche le montant de la commission qu’il reçut en 1985, lors d’un contrat d’armement portant sur la livraison de Tornado à l’Arabie Saoudite par British Aerospace : 12 millions de livres (18 millions d’euros). Révélée par The Observer, l’affaire déclencha une enquête du National Audit Office dont les résultats, qu’on peut présumer accablants pour la Première ministre et son fils, n’ont jamais été rendus publics. Mais, là encore, Maggie défendit bec et ongles son rejeton, capable selon elle de « vendre de la glace aux Esquimaux et du sable aux Arabes ».
Tel n’est pas l’avis de nombreux hommes d’affaires qui ont fréquenté Mark Thatcher au Texas alors qu’il bénéficiait dans le même temps d’un permis de résidence en Suisse. Pour eux, notre héros a surtout utilisé les petites entreprises qu’il a créées ou dont il a assuré partiellement le financement pour blanchir des commissions non avouables obtenues grâce à des marchés pour le moins douteux. C’est ainsi que le jeune Thatcher est soupçonné, entre autres, d’avoir « touché » sur une vente illégale d’équipement militaire à l’Irak de Saddam Hussein et sur la construction d’un barrage en Malaisie. Des soupçons qui lui ont valu de perdre son statut de résident en Suisse. Quelques années plus tard, en 1995, il préférait quitter les Etats-Unis pour l’Afrique du Sud avec sa femme américaine (« une fille ordinaire de millionnaires ») et ses deux enfants plutôt que de se confronter au fisc américain qui l’accusait de fraude. Auparavant, il avait dû débourser près de un million de dollars (avancés par sa mère, dit-on à Londres) pour régler à l’amiable le procès que lui intentait pour escroquerie l’un de ses anciens associés texans.
Que « Scratcher » renvoie l’ascenseur
Mark Thatcher n’a pas choisi par hasard l’Afrique du Sud. Comme sa mère, c’est un vieil ami de ce pays. Une amitié qui remonte au temps de l’apartheid, lorsque Margaret Thatcher luttait pour éviter à Pretoria des sanctions économiques et que son fils confessait : « Je suis du côté des Blancs qui résistent. » C’est sans doute pourquoi ce dernier va s’installer non loin du Cap, dans un ghetto doré réservé aux Blancs riches et bien souvent nostalgiques de l’Afrique d’antan : Constantia. L’une des agences immobilières qui y opère en présente ainsi les charmes sur son site Internet : « Un rand faible vous garantit un formidable pouvoir d’achat si vous payez en dollar ou en sterling. Et quel style de vie achetez-vous ? Une villa avec piscine, une voiture, une domesticité (…) L’Afrique du Sud est un des rares lieux sur la planète où vous trouverez le confort et les infrastructures du premier monde et les prix du tiers-monde, qu’il s’agisse de la nourriture, des diamants, de l’immobilier (…) L’Afrique du Sud a des problèmes, il faut savoir saisir l’occasion. »
C’est sans doute au cours d’une party donnée dans une de ces demeures de Constantia, si l’on en croit les enquêteurs sud-africains, que sont nés les ennuis actuels de Mark Thatcher. Simon Mann, un aventurier britannique de haute volée (il descend d’une vieille famille de brasseurs), ancien d’Eton et des services britanniques, reconverti dans le mercenariat tous azimuts, ami de Mark Thatcher et également domicilié à Constantia, cherche quinze à vingt investisseurs intéressés par une bonne affaire. A ceux qui se
montrent alléchés, il explique que l’aubaine se situe en Guinée-Equatoriale, qu’elle rapportera dans l’immédiat 1 million de livres pour un investissement de 100 000, plus des droits de prospection pétrolière à venir. Certains acceptent, d’autres refusent et quelques-uns parlent trop. Car, dès que Mann, avec une soixantaine de mercenaires, débarque en mars dernier au Zimbabwe pour prendre livraison d’une cargaison d’armes, le commando est arrêté. Au même moment, 15 à 20 mercenaires sont interpellés par la police de Guinée-Equatoriale, manifestement alertée par les services sud-africains.
Leur procès a été suspendu à l’annonce de l’inculpation de Mark Thatcher dont Malabo demande maintenant l’extradition à l’Afrique du Sud. En vain, sans doute, car Pretoria n’extrade pas en direction de pays n’ayant pas aboli la peine de mort. Thatcher, qui s’apprêtait au moment de son arrestation à quitter l’Afrique du Sud après avoir mis sa résidence en vente, a donc toutes les chances d’être jugé dans l’ancien pays de l’apartheid pour avoir violé la loi interdisant le mercenariat. Il risque quinze ans de prison. C’est sa deuxième rencontre avec la justice sud-africaine qui lui avait accordé un non-lieu il y a quelques années dans une affaire de prêts clandestins à des taux d’usurier.
Les services sud-africains, qui viennent de libérer Mark Thatcher sous caution de 165 000 livres (une fois de plus, versés par sa mère), fondent leurs accusations sur deux documents : un appel à l’aide rédigé par Mann du fond de sa prison adressé à sa femme (et tombé entre les mains de la police) dans lequel il exige que « Scratcher » renvoie l’ascenseur. Ce « gratteur de fonds de tiroir » ne serait autre que l’enfant terrible de Maggie, ce que confirmerait la liste des « investisseurs » retrouvée sur le disque dur d’un informaticien membre du complot mais qui collaborerait avec la police. Une liste dans laquelle on retrouve notamment un ancien conseiller de Margaret Thatcher, l’homme d’affaires David Hart ; l’ancien n° 2 du parti conservateur, lord Archer ; un milliardaire libanais installé à Londres, George Calil, dont le nom a été cité dans le scandale Elf et qui aurait eu l’idée du coup d’Etat pour mettre au pouvoir à Malabo un opposant du président Teodoro Obiang, aujourd’hui réfugié à Madrid, Severo Moto. La liste n’est pas exhaustive ; elle comprendrait même selon les rumeurs qui courent à Malabo l’ancien ministre travailliste qui vient d’être nommé à la Commission européenne par Tony Blair, Peter Mandelson. Toutes les personnalités citées, bien sûr, démentent à commencer par Mark Thatcher. Et croisent les doigts pour que Simon Mann, dont Malabo réclame aussi l’extradition, tienne sa langue ainsi que Nick Du Toit, le chef sud-africain des « chiens de guerre » arrêtés en Guinée-Equatoriale et qui risque la peine de mort.
© libération
Publié avec l’aimable autorisation du journal Libération.
Visitez le site du journal Libération.