A la Une > National 11/07/14 - 12h11
Courchevel : la justice traque l’argent blanchi dans l’or blanc
Des biens à saisir à la demande de la Russie. Plusieurs enquêtes ouvertes pour blanchiment d’argent. Des dizaines de millions d’euros de transactions, aux circuits parfois opaques. A Courchevel, l’immobilier de luxe intéresse la justice.
Le parquet général de Chambéry a reçu dernièrement deux requêtes touchant à la célèbre station de ski savoyarde. La première ciblait deux hôtels étoilés, le Crystal et le Pralong, que les autorités russes réclament dans le cadre de poursuites contre Alexeï Kouznetsov, ancien ministre des Finances de la région de Moscou, et son ex-épouse Janna Bullock.
Tous deux sont soupçonnés d’avoir détourné plusieurs milliards de roubles, aux dépens notamment de Gazprombank, filiale de crédit du géant russe de l’énergie, et d’avoir blanchi cet argent en acquérant des biens à Londres, New York et Courchevel, via des montages offshore. M. Kouznetsov, arrêté l’été dernier près de Saint-Tropez, fait l’objet d’une demande d’extradition de la Russie, qui sera examinée à Lyon en septembre.
Interrogé par l’AFP, son avocat, Me Grégoire Rincourt, souligne que les deux hôtels de Courchevel, estimés autour de 50 millions d’euros chacun, « n’ont rien à voir avec lui et appartiennent à des sociétés constituées par son ex-épouse », qui a fait fortune dans l’immobilier.
L’autre demande de saisie concerne des chalets qui seraient liés à deux ex-dirigeants de la Banque de Moscou réfugiés à Londres, également accusés de malversations.
- D’où vient l’argent ? -
Mais la justice russe n’est pas seule à s’intéresser aux investissements dans la station, de l’ordre de 300 millions d’euros par an d’après la mairie. Des investigations sont en cours à la Juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lyon, compétente pour les affaires de criminalité organisée et de grande délinquance financière.
Saisis de commissions rogatoires russes, les magistrats travaillent aussi sur des signalements de Tracfin, la cellule anti-blanchiment de Bercy. Pour savoir d’où vient l’argent de certains acquéreurs. "Les circuits atypiques empruntés pour acheter tel ou tel bien nourrissent le soupçon sur l’origine des fonds, mais toute la difficulté dans ce type de procédure, c’est de remonter à l’infraction initiale", souligne-t-on au parquet.
Les statuts de certaines sociétés civiles immobilières s’égarent en effet dans la jungle des paradis fiscaux. Comme pour cette SCI créée fin 2010 devant notaire à Nice, à l’initiative d’une société luxembourgeoise contrôlée par un homme d’affaires corse, domicilié en Suisse, et d’une Slovaque habitant l’île de Saint-Martin, côté néerlandais.
Quelques mois plus tard, elle rachetait un chalet dans les sapins de la piste de Bellecote, moyennant 7,8 millions d’euros. Pour le démolir et en bâtir un nouveau, comme cela se fait beaucoup. Les fonds étaient avancés par une société chypriote, qui prêtait 9,4 millions d’euros à la SCI, celle-ci empruntant ensuite 14,8 millions à la Société Générale de Monaco pour « refinancer » l’opération. Dans le même temps, son capital passait aux mains de deux nouvelles sociétés au Grand-Duché.
On trouve un montage similaire derrière un autre projet immobilier, en cours, du même entrepreneur corse, qui gère aussi un restaurant, après une boîte de nuit. La Jirs l’a dans le collimateur. « Une affaire absurde, sans fondement, qui se terminera bien », estime son avocat, Me Maurice Lantourne.
- Sous la neige, des palaces -
Les palaces qui poussent à Courchevel 1850 sont à la hauteur des investissements, avec jacuzzi, piscine à cascade, spa, hammam, bar, cave à vins, voire salle de cinéma et discothèque, sans oublier le personnel qui va avec. Le tout édifié sur plusieurs étages, en creusant de grands trous dans les talus. L’été, la station se mue en chantier : un agent immobilier a compté jusqu’à 43 grues en 2008.
L’un des chalets les plus récents, L’Edelweiss, qui passe pour le plus grand jamais construit dans les Alpes, compte huit suites sur 3.000 m2 et sept niveaux. Son propriétaire est un financier britannique, Chris Levett. Selon ses dires à la presse d’outre-Manche, quelque 44 millions d’euros auraient fondu dans le projet.
Le milliardaire russe Mikhaïl Prokhorov, arrêté en 2007 dans un hôtel de Courchevel pour proxénétisme et blanchi par la suite, possède lui deux chalets, que l’on dit reliés par un tunnel. Tout comme son compatriote Ziad Manasir, qui déboursa 54 millions d’euros, au printemps 2010, pour les faire construire.
Selon un agent immobilier local, certains propriétaires en ont même trois : « un pour la famille, un pour les amis, un pour le business ». La location peut rapporter gros en effet : 230.000 euros la semaine en haute saison pour La Bergerie, autre caprice de la communauté russe locale.
Celle-ci ne représente que 7% de la clientèle des remontées mécaniques, souligne la commune, mais ses extravagances font la réputation de la station, initialement conçue pour un ski populaire. Selon TripAdvisor, c’est désormais la plus chère d’Europe.
- « Le foncier, c’est extrêmement sensible » -
« On ne va pas se plaindre d’avoir des gens prêts à investir des sommes pareilles », commentait il y a quelques mois l’ancien maire, Gilbert Blanc-Tailleur, qui ajoutait : « Il vaut mieux qu’ils viennent dépenser leur fric chez nous plutôt que chez nos amis suisses et autrichiens. »
Sociétés de terrassement, architectes, artisans, commerçants, professionnels de l’immobilier et du tourisme : « tout le monde a intérêt à voir affluer l’argent », affirme une source judiciaire.
« Le foncier, c’est quelque chose d’extrêmement sensible », reconnaît quant à lui le nouveau maire, Philippe Mugnier, qui revendique « la transparence » sur les cessions de terrains municipales. Elles financent des investissements colossaux : un centre aqualudique de 10.000 m2 et plus de 60 millions d’euros est en chantier dans les lacets qui mènent à la station.
Pour les transactions privées, c’est une autre affaire. La commune, dont la population de 2.000 habitants explose à 80.000 l’hiver, a repris en direct l’instruction des permis de construire, mais son analyse se limite aux règles de l’urbanisme ; elle ne voit rien des montages qui se cachent derrière les SCI.
Il en va différemment des notaires, dont un membre du Conseil supérieur rappelait en janvier, dans la lettre d’information de Tracfin, que la lutte contre le blanchiment était « l’affaire de chacun, tous les jours, partout ». A lire certains actes enregistrés aux greffes du commerce pour des biens à Courchevel, la vigilance ne semble pas toujours de mise.
AFP