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Giovanni Melillo, procureur antiterroriste italien : « Le langage des mafias n’est plus celui du crime, mais celui du marché »
Il explique, dans un entretien au « Monde », que des secteurs de production entiers sont aujourd’hui marqués par l’infiltration de ces organisations.
Propos recueillis par Allan Kaval(Rome, correspondant) et Thomas Saintourens(Rome, envoyé spécial) Publié aujourd’hui à 05h00, mis à jour à 17h53
Giovanni Melillo est le procureur national antimafia et antiterroriste italien depuis mai 2022. Ce magistrat de 61 ans était auparavant à la tête du plus grand parquet d’Italie, à Naples, où il s’occupait notamment de la lutte contre la Camorra, la Mafia implantée dans cette région du sud de l’Italie. Il coordonne désormais les enquêtes menées par les directions régionales antimafia du pays, dans un contexte où les différentes crises – sanitaire, économique, géopolitique – renforcent le pouvoir de ces groupes criminels toujours plus connectés à l’économie réelle et aux échanges internationaux.
Quelle est votre vision de la situation du crime organisé en Italie ?
J’ai toujours pensé que les mafias ne constituent pas une menace à traiter dans l’urgence. Il s’agit d’une composante illégale mais véritablement structurelle du tissu économique et social. Ce n’est pas le cas uniquement dans les régions du sud de l’Italie, mais dans l’ensemble du pays, ainsi que dans certaines parties du monde. Ce qui distingue les organisations mafieuses des autres acteurs économiques, c’est leur capacité à transformer la violence en richesse, en l’utilisant pour accumuler du capital qui leur permet de devenir de gigantesques hubs de services, illégaux mais aussi légaux. D’une part, il y a le trafic de drogue et, d’autre part, des activités légales, comme la gestion des déchets, assurées dans des conditions illégales.
Vous évoquez donc une forme de transformation des mafias vers des sortes de sociétés de services…
Les composantes violentes traditionnelles n’ont pas été éliminées, mais elles sont complétées par des caractéristiques plus sophistiquées, plus raffinées, chargées de contrôler les procédés de recyclage des bénéfices, le réinvestissement spéculatif des profits illégaux. S’il y a une définition aujourd’hui qui correspond à l’évolution des organisations mafieuses italiennes, c’est celle d’une « constellation d’entreprises » : des structures qui gèrent les fraudes à la taxe sur la valeur ajoutée, les fausses facturations… Le domaine d’influence des entreprises mafieuses est bien plus large que celui des simples groupes criminels. Aujourd’hui, des secteurs de production entiers sont marqués par l’infiltration de ces organisations. Les mafias ne parlent plus le langage du crime, mais celui du marché.
Les crises récentes, liées au Covid-19 et à la guerre en Ukraine notamment, constituent-elles une aubaine pour les activités des groupes criminels ?
Oui. En situation de crise, les Etats ont la tentation de diminuer les contrôles, car la vitalité des systèmes d’entreprise a une valeur fondamentale. L’insertion dans les activités entrepreneuriales de composants de l’illégalité crée des distorsions de marché et multiplie les facteurs d’inégalités. La défense contre les mafias ne peut donc pas être uniquement confiée à la magistrature et aux forces de police. Elle doit aussi être prise en compte par les politiques publiques de protection sociale, d’intégration, d’éducation… Mais le présupposé de cette action concertée nécessite de disposer d’une vision précise de la réalité des dangers. Car la réalité est d’une complexité extraordinaire. Lire la suite.