Thierry Jean-Pierre : « Les Français paieront la note de l’affaire des frégates »
Recueilli par Jean-Marie Pontaut
L’Express du 30/10/2003
Après une longue enquête, Thierry Jean-Pierre revient sur les dérapages de la vente de six navires militaires à Taïwan…
Vous avez enquêté deux ans sur la vente des frégates militaires françaises à Taïwan. Vous dénoncez, dans votre livre Taïwan Connection (1), un scandale d’Etat qui risque de coûter des centaines de millions d’euros aux contribuables.
Cette histoire comporte au moins deux volets scandaleux : une succession de morts suspectes et le versement de pots-de-vin faramineux, qui ont profité à de nombreux intermédiaires, mais aussi, très vraisemblablement, à des hommes politiques. Au départ, l’achat de ces six frégates par la marine de Taïwan, en 1991, devait rapporter - à Thomson et à la Direction des chantiers navals (DCN) - 16 milliards de francs, soit le tiers d’une année d’exportations françaises d’armements.
Pourquoi cette affaire a-t-elle dérapé ?
Très vite, les prix ont flambé et les frégates ont été surévaluées de près de 5 milliards de francs, pas perdus pour tout le monde. La justice taïwanaise tente actuellement de savoir qui en a bénéficié. Quant aux autorités suisses, elles ont gelé 12 comptes bancaires d’un intermédiaire - Andrew Wang, surnommé « Mister Shampoo » (car il lave plus blanc) - sur lesquels la justice a saisi 800 millions de dollars. Le pire est que cet argent provient de trois grandes banques françaises.
Selon vous, les deux juges d’instruction chargés du dossier, Renaud Van Ruymbeke et Dominique de Talencé, ne peuvent pas enquêter sur cet argent.
En effet, Thomson ne veut pas réclamer cette véritable fortune, car ce serait reconnaître que l’entreprise a versé des pots-de-vin. Par ailleurs, plusieurs ministres des Finances, de gauche comme de droite, ont opposé le secret défense aux magistrats. Faute de preuves, Paul Perraudin, le juge suisse, devra bientôt rendre ces milliards à Wang, qui pourra les rétrocéder aux véritables bénéficiaires des commissions. Et les rumeurs vont bon train. On parle par exemple de la campagne présidentielle française de 1995.
C’est d’autant plus incroyable que vous avez découvert que le contribuable français risquait de payer la note.
Oui. Un contrat jusqu’alors resté secret stipule que l’Etat garantit la Direction des chantiers navals en cas de « sinistre financier ». Or la DCN est engagée à 70% dans l’opération, ce qui signifie que l’Etat français risque à terme de payer 700 millions d’euros…
« Je constate simplement qu’on meurt beaucoup autour des frégates »
Vous dites que cette histoire est parsemée de morts suspectes. N’est-ce pas là du roman ?
Je constate simplement qu’on meurt beaucoup autour de l’affaire des frégates. D’abord le commandant Yin, chef du bureau d’approvisionnement de la marine taïwanaise, dont le corps est retrouvé flottant au large de l’île, le 10 décembre 1993. Il s’était aperçu, après un séjour en France, que le prix des frégates avait été démesurément gonflé. Au même moment, l’un des correspondants de la Société générale à Taïwan, James Kuo, meurt défenestré. Plus troublant encore, le jeune neveu de Yin, qui étudiait au Canada, auquel son oncle aurait confié des documents, s’électrocute dans sa baignoire avec son sèche-cheveux.
Le 10 octobre 2000, Thierry Imbot, le fils de l’ancien directeur de la DGSE, tombe de la fenêtre de son appartement du VIIIe arrondissement de Paris. Membre, lui aussi, des services secrets français, Thierry Imbot était en poste à Taïwan au moment de la signature du contrat des frégates, qu’il était notamment chargé de surveiller. Il semble que la police judiciaire ait un peu trop vite conclu à un accident. Enfin, le 18 mai 2001, Jacques Morisson, qui suivait à Taïwan le dossier technique des frégates pour le compte de Thomson, est, lui aussi, tombé par la fenêtre de son immeuble de Neuilly. L’enquête a conclu à un suicide ; pourtant, les circonstances de cette mort sont aussi très troublantes.
Finalement, que retenez-vous de cette enquête au long cours ?
En matière de ventes d’armes, le montant des commissions habituellement versé est hallucinant. Chaque gros contrat entraîne le versement de plusieurs centaines de millions d’euros à des étrangers, mais aussi à des Français : c’est ce que l’on appelle les « rétrocommissions ». Pour donner un ordre d’idées, on parle de 5 milliards de francs pour le seul contrat des frégates, alors que le chiffre d’affaires d’Urba, l’entreprise de financement occulte du Parti socialiste, ne représentait « que » une centaine de millions de francs par an. On change ici d’échelle, de monde et de méthodes. Il faut évidemment lever le tabou sur les rétrocommissions liées à l’armement et supprimer le secret défense qui les protège.
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