Nouvel Observateur N° 1896 - 8/3/2001
Troisième semaine du procès
Les amants terribles du Sentier
Comment démêler l’écheveau de responsabilités de l’énorme escroquerie ?
Deux des responsables présumés de l’un des neuf réseaux mis en cause se déchirent à la barre du tribunal
Ils sont côte à côte, face au tribunal. En vain, il cherche à croiser son regard. Elle le fuit. De leur passion passée, il ne reste plus que de la haine. Les amants maudits du Sentier se déchirent comme ils se sont aimés : avec violence.
Ekrem Sanioglu est stupéfait : son ancienne maîtresse, Valérie Tirel, l’accuse alors qu’il lui attribue toutes les responsabilités. « Je n’ai jamais géré aucune société. Juridiquement, je n’existe pas. C’est elle qui dirigeait et qui a monté tout ce système d’escroquerie. Aujourd’hui, elle veut ma mort. »
A la barre, Ekrem Sanioglu, 50 ans, soupçonné d’être un des neuf chefs de réseau jugés dans ce procès-fleuve, raconte d’une traite son arrivée en 1976 en France, son travail « clandestin » puis « en règle » avec les quelque 250 personnes qu’il employait dans ses sociétés.
Ce Turc, « d’origine kurde », grand, baraqué « très éloigné de l’image un peu caricaturale des négociants du Sentier », précise son avocat Arthur Vercken, est impatient de répondre à ceux qui l’accusent. Il dénonce l’acharnement dont, selon lui, a fait preuve à son égard la juge d’instruction, Isabelle Prèvost-Desprez. Alors qu’il s’était rendu spontanément à la justice, il a été incarcéré dix-huit mois, dont un mois en isolement total. Et en quinze mois d’instruction, elle ne l’aurait interrogé que trois fois. « Et seul, une seule fois ! Vous entendez ! N’est-ce pas surprenant alors que l’instruction m’attribue le rôle de chef de réseau ? »
Enfin, il peut vider son sac, dire que « c’est elle », Valérie Tirel, qui a tout manigancé. « Je n’y connais rien aux papiers, aux bilans, c’est elle qui s’occupait de tout ça », répète-t-il, des sanglots dans la gorge.
A ses côtés, Valérie Tirel, 40 ans, visage dur comme taillé dans le marbre, l’écoute sans broncher. « Chef de réseau ! » Voilà le mot qui met hors de lui Ekrem Sanioglu. Lui qui, dans cette affaire d’escroquerie aux dépens des banques, prétend n’avoir jamais traité avec un banquier et n’apparaît sur aucun document comptable. Est-ce possible ? Il avance un argument choc : à la suite d’un contrôle fiscal en 1985, « j’ai été tout simplement interdit de gérer ».
Les juges d’instruction ne sont pas de cet avis. Ils estiment au contraire qu’Ekrem Sanioglu, dissimulé derrière de nombreux hommes de paille, dirigeait un véritable empire, constitué de plusieurs sociétés et d’une usine de fabrication de jeans en Tunisie. En fait, derrière cette gigantesque carambouille se cache une histoire d’amour qui s’est mal terminée. Tout commence quand Ekrem Sanioglu, quatre ans après son arrivée à Paris, monte une affaire de façon avec une styliste, Françoise Tirel, dont il se séparera après avoir rencontré sa fille, Valérie. Sans explication, cette dernière disparaîtra du jour au lendemain, pour réapparaître sept ans plus tard, en 1991. « Je suis malheureuse, lui dit-elle au téléphone. Je vais me suicider. Je suis encore amoureuse de toi. » Pris de pitié, Ekrem Sanioglu décide alors de l’engager comme comptable dans ses deux sociétés, qui, malgré leur expansion, connaissent des difficultés financières. Le fisc lui réclame 60 millions de francs et ce redressement fiscal est assorti d’une interdiction de gérer. Il veut tout arrêter mais Valérie Tirel l’en dissuade, et parvient à le tirer d’affaire en ramenant sa dette fiscale à 1 million de francs. « J’étais fou de joie mais je venais de faire entrer le loup dans la bergerie, explique-t-il aujourd’hui.
Elle me fait créer une SCI au Luxembourg, créer à Paris cinq sociétés, et moi, elle m’envoie en Tunisie pour gérer deux usines de production de jeans. » Ekrem Sanioglu se retrouve donc de l’autre côté de la Méditerrannée, avec un salaire mensuel de 50 000 francs.
Et Valérie Tirel, aux commandes à Paris de l’ensemble du groupe, traite avec les banques et les fournisseurs. Elle s’allie avec Joël Bennarous, un spécialiste de la récupération de la TVA qui deviendra son amant pour lancer une vaste opération de cavalerie.
Quand elle est interpellée, en novembre 1997, elle vit dans un superbe appartement, au loyer mensuel de 17 000 francs. On retrouve chez elle des bijoux et de l’argent liquide. A la barre, elle reconnaît que son rôle a été « de trouver une justification comptable à des opérations bancaires relevant de l’escroquerie ». Mais elle affirme avoir agi sous la menace d’Ekrem Sanioglu pour lui permettre de « masquer par un système de fausses factures des flux financiers frauduleux. Il s’agissait pour moi de répartir à travers différentes sociétés de M. Sanioglu des traites tirées sur des sociétés extérieures, les faire remettre à l’escompte par les gérants et de régulariser ces opérations par de fausses factures. »
Ses accusations sont précises : « C’était une opération d’envergure mise en place par M. Sanioglu et plusieurs de ses amis : Haïm Weizman, Philippe Gabay, Gérard Atechian, Thierry Luksenberg. » Bref, le Gotha des chefs présumés des réseaux de l’escroquerie du Sentier.
Ekrem Sanioglu en connaît certains. Des juifs tunisiens pour la plupart. Quand il a fêté, lui le musulman, la communion de son fils, le buffet était casher pour ses amis « tunes ». « Valérie Tirel me tenait. Quand tout a été découvert, elle m’a tout mis sur le dos. »
Chacun veut la peau de l’autre. Mais qui était le « vrai patron » ?
Réponse du tribunal dans deux mois.
Alain Chouffan
© Le Nouvel Observateur
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