Les retraites, l’affaire Elf, et les « paradis » sur terre
Le débat sur la réforme des retraites, que nourrit entre autres la rubrique Rebonds de Libération, tourne autour d’une question : y-a-t-il ou non fatalité à faire porter la quasi-totalité de l’effort sur les salariés (allongement de la durée du travail et baisse des pensions) ? Non, répond René Passet, avec force arguments. Oui, rétorquent les économistes Élie Cohen, Jean-Paul Fitoussi et Jean Pisani-Ferry. Au cœur de cette "fatalité" et de leur démonstration, ces deux mots : « concurrence fiscale ». Ils sont aussi au cœur des agressions que va subir dès l’automne le système français de Sécurité sociale.
Toutes les conquêtes sociales depuis deux siècles, tous les cercles vertueux d’un "modèle européen" fondé sur un haut niveau de biens publics (éducation, santé, droit du travail, etc.) sont liés à la question du niveau optimal des « prélèvements obligatoires » (impôts, taxes, cotisations… ). Ce choix éminemment politique, de même qu’une modération relative de l’éventail des revenus après impôts, sont dégradés au rang de contrainte technique depuis ce qu’on appelle le triomphe de l’ultralibéralisme (Reagan, Thatcher… ). Or ce triomphe correspond à l’essor exponentiel des paradis fiscaux - ces « mondes sans loi » par où transite désormais la moitié des transactions financières internationales, dont la grande corruption et le blanchiment de l’argent du crime.
Les paradis fiscaux, bien sûr, ont d’abord pour vocation de détruire le fisc, au sens large - ces prélèvements qui financent notre solidarité collective (jusqu’aux retraites) et la production de biens de civilisation. L’Europe était légitimement fière de ce système. Les Français y restent légitimement très attachés. Dans La Tribune du 17 février 2003, Jean-François Couvrat leur lance un ultime avertissement : avec les dernières concessions européennes aux paradis fiscaux, « on considérera bientôt avec une curiosité attendrie le particulier qui acquitte l’impôt sur ses revenus d’épargne, ou la firme multinationale normalement taxée sur ses revenus d’activité. Comment résister à la tentation de frauder le fisc, lorsqu’il suffit de suivre la foule vers d’accueillantes échappatoires, ces paradis fiscaux et autres centres offshore où pas moins de 5 000 milliards de dollars ont élu domicile ? […] Comment expliquer que les plus puissants États, se sachant ainsi spoliés depuis si longtemps et connaissant parfaitement les clés de leur infortune, n’aient pas réussi à y mettre fin ? » L’affaire Elf contient une partie de la réponse. Son procès porte un diagnostic impitoyable. Non seulement il s’avère que les « chefs d’État » des principaux pays pétroliers africains sont les salariés (les « abonnés ») de la compagnie pétrolière française, et donc qu’ils la servent plutôt que leur pays ; mais les prévenus, sans donner de nom, ont confirmé l’ampleur de la corruption de la classe politique française.