Tête de liste / Roberto Saviano. 28 ans. Ce journaliste vit en sursis pour avoir signé une plongée dans la mafia napolitaine

Mercredi 31 octobre 2007

Tête de liste

Roberto Saviano. 28 ans. Ce journaliste vit en sursis pour avoir signé une plongée dans la mafia napolitaine.

photo ÉDOUARD CAUPEIL. LUCE ARNAUD VAULERIN

QUOTIDIEN : mardi 30 octobre 2007

Un signe de croix, comme un passeport pour la tombe. Roberto Saviano mime le geste et ose un rire franc et aigu. Il n’a pas oublié la scène. C’était en septembre. Il s’est présenté au tribunal de Naples pour assister au procès de meurtriers présumés de la Camorra, la mafia napolitaine. L’un deux s’est signé sur son passage. En silence, le message est passé. Comme la répétition d’une menace jamais démentie depuis la parution de son livre Gomorra (contraction de Gomorrhe et de Camorra), qui mêle étonnamment choses vues, rapports d’enquêtes et réflexions sur la contamination économique de la mafia en Europe.

« Il y avait une certaine provocation, je l’admets. » Saviano n’était pas convoqué au procès. Le huis clos n’avait pas été requis. Il s’est engouffré dans la salle d’audience. Agitation dans le prétoire, émotion des familles et pataquès juridique. « Ma présence a été mentionnée dans le compte rendu de la justice. Du jamais-vu ! » s’amuse Saviano un brin fanfaron. Les camorristes, eux, n’ont pas goûté la distraction. Tout comme ils ont détesté Gomorra, sa plume mature et ses passages hallucinants : l’homicide payé 2 500 euros, les corps suppliciés, les innocents sacrifiés, les enfants modelés par une violence inouïe. L’ex-étudiant en philosophie, aux doigts bagués et aux baskets épaisses, a passé des jours à sillonner en Vespa les routes de sa région, épiant la police depuis sa radio pirate. Saviano livre une vision terriblement pulsionnelle et sensorielle de la mafia napolitaine. Le sang, la sueur, l’urine, les odeurs de brûlé imprègnent des pages folles. Pas de folklore ni de mythologie. Il tient une comptabilité éloquente : « 3 600 morts depuis que je suis né, en 1979. » L’enfant loquace de Casal di Principe, « capitale économique de la Camorra » au nord de Naples, raconte sa terre. L’affaire aurait pu en rester là. Et Saviano bénéficier d’une royale indifférence : « Pour eux, un écrivain est la personne inutile par excellence qui remplit des pages », dit-il. Mais très vite, le bouche-à-oreille s’amplifie. Le tirage initial de 5 000 exemplaires s’arrache. Gomorra a franchi la barre des 800 000 exemplaires en Italie. Francesco Schiavone, le boss du clan des Casalesi (de Casal di Principe), atterrit en une des journaux. « Découvrir que la mafia pouvait être embarrassée par la littérature a été une révélation », savoure encore Saviano. « Roberto a exposé aux yeux de tous les Italiens un territoire jusque-là impénétrable pour la presse nationale », analyse Gianluca Di Feo, rédacteur en chef à l’hebdo L’Espresso, qui soutient le journaliste dès le début.

Regard frontal, Saviano est revenu à l’assaut, en s’adressant aux ragazzi, les jeunes de Casal di Principe. « Chassez-les ! Ils ne sont pas de cette terre, ils la violent, ils l’utilisent. Schiavone, Bidognetti, Zagaria, vous ne valez rien ! » C’était le 23 septembre 2006, le jour anniversaire de l’assassinat en 1985 de Giancarlo Siani, un journaliste abattu alors qu’il enquêtait sur la Camorra. Une offense pour les affiliés des clans qui s’affichent comme des « entrepreneurs » et n’évoquent la Camorra qu’en employant le mot « système ». Tellement plus respectable. Ultime outrage, le sale gosse Saviano a uriné de colère dans la baignoire d’un boss et l’a écrit dans Gomorra.

Les premières menaces sont interceptées par les carabiniers. Saviano est placé sous escorte avec voiture blindée et exfiltré vers Rome. La maire de Naples (centre gauche) ne voit pas d’un mauvais œil la mise au secret de celui qu’elle définit comme « le symbole de cette Naples qu’il dénonce ». « Elle m’appelle “le journaliste qui louche” car, selon elle, je ne vois que le mauvais côté des choses. » Saviano hausse les épaules. Et continue de voter à gauche, malgré le « discrédit total de la classe politique ». Il ne met plus un pied dehors sans escorte. Et change régulièrement d’appartement et de trajet. « Je n’ai jamais eu peur. Je ne le dis pas par orgueil ou pour faire le courageux, admet Saviano, soudain sombre et l’éloquence tarie. Je suis en revanche préoccupé pour ma famille. » Sa mère, enseignante, a dû quitter la région de Naples. Son frère a gagné le Nord. Ses cousins ont déménagé. Son père, médecin, s’est éloigné de Casal, mais reste « sous pression » car considéré comme le « responsable de toute cette affaire ». C’est par ses yeux que Roberto, 10 ans, fait connaissance avec la Camorra. Ils sont au restaurant quand les chefs du clan s’invitent. Arrivés les derniers, ils sont servis les premiers avec les honneurs du patron. « Je me souviens du regard de colère de mon père. Il ressentait ça comme une malédiction pour lui et sa famille. » Deux ans plus tard, Roberto voit son premier mort, un mafieux criblé de balles et en pleine érection, ce qui arrive fréquemment en cas de mort violente. Il apprend à vivre avec le souvenir des innocents fauchés.

« Pourtant, je n’ai jamais pu me sentir suffisamment étranger à l’endroit où je suis né. » Pas assez, sous-entend Saviano, pour fuir comme le font une bonne partie des jeunes, qui migrent au nord ou à l’étranger. Lui reste. L’étudiant issu d’un milieu privilégié enchaîne les petits boulots (manutentionnaire sur le port de Naples, fornista, celui qui enfourne la pizza). Puis, il se met à l’écriture tout en étudiant le sociologue allemand Max Weber. Saviano porte haut la littérature, « pas celle qui encule les mouches », raille-t-il en citant Céline. Il se dit écrivain, évoque les classiques antiques, Primo Levi, l’Américain Don DeLillo et le maître en reportage Kapuściński. Dans Gomorra, tout en empruntant à la « forme poétique du rap » qu’il affectionne, il rend hommage à Pasolini et se réfère à cette figure de « l’intellectuel militant qui n’existe plus en Italie ». Il se refuse à devenir un « camorralogue », mais prépare un autre livre qui montre « combien l’économie européenne est fondée sur le crime organisé ». Il est intarissable : « L’Europe veut croire qu’il s’agit d’un problème du Sud. Mais regardez ce qui s’est passé à Duisbourg en août », une tuerie en Allemagne, entre membres de la’Ndrangheta, la mafia calabraise.

Non sans peine, il confesse des « longs moments de solitude », une vie sentimentale « instable ». « Il a traversé une année difficile entre énorme succès et isolement profond, observe Di Feo. Pour le moment, il réagit bien. » « Les tueurs ont fait l’erreur de le menacer, insiste Massimo Carlotto, l’écrivain de polars, qui a lancé un appel pour le soutenir. Ils ont fait de lui un problème national. » Mais personne n’est dupe. Un boss lui a écrit : « Sache que c’est moi qui ai décidé de ne rien faire, ce n’est pas l’escorte qui te protège. » La mort ? « J’y pense souvent, mais ce n’est pas pour tout de suite. Je vis avec cette idée, elle ne me tourmente pas. » Il préfère évoquer un cauchemar tenace : « Je présente mon livre et personne dans l’assistance ne veut croire ce que je dis. Alors, je m’en vais, très triste. » Voilà pourquoi il n’a pas aimé se faire traiter de « clown » en public par le père du boss en fuite. Comme il a mal encaissé les remarques des ragazzi de Casal. « Tu as écrit un beau roman », manière de dire que tout ça, ce ne sont que fables et idioties. Cette fois, Saviano ne rit plus.

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