Baltasar Garzon Le justicier andalou
TRAIT POUR TRAIT Baltasar Garzon, le juge madrilène, reçoit le grand prix de l’Académie universelle des cultures
Irina de Chikoff
[09 novembre 2004]
Baltasar Garzon a toujours aimé le risque. En s’exposant il exulte. Son moi est au zénith. Forcément, il exaspère.
Dieu comme il a pu agacer Felipe Gonzalez ! L’ancien chef du gouvernement socialiste espagnol avait eu l’imprudence de faire appel à lui en 1993. Parce qu’il était pris dans la tourmente des scandales financiers et avait désespérément besoin de la caution d’un juge pourfendeur des criminels et des corrompus. Nommé secrétaire d’État en charge du Plan national contre la drogue, Baltasar Garzon se prenait pour saint Georges terrassant tous les dragons. Parfois Felipe se demandait si le magistrat était réellement aussi candide en politique qu’il le prétendait ou bien s’il était irrémédiablement idiot. Comme le prince Mychkine de Dostoïevski. Impossible de lui faire comprendre la raison d’État ! Le juge ne cessait de donner des leçons, d’arborer ses convictions éthiques comme autant de décorations. Il voulait couper toutes les têtes, nettoyer les écuries du PSOE, épurer, purger, excommunier ! Rien d’étonnant au fond. N’avait-il pas été séminariste ? Mais pourquoi diable n’était-il pas devenu prêtre, missionnaire comme il en avait rêvé au lieu de faire son droit et mettre son nez dans toutes les affaires ténébreuses ?
Il y a à la fois du Tintin et du Saint-Just chez Baltasar Garzon. Un côté Don Quichotte. Deux doigts de Tartarin également. Un jour, il guerroie contre les trafiquants d’armes, le lendemain, il s’attaque aux militaires argentins ou chiliens. Il a même essayé d’entendre comme témoin Henry Kissinger lorsqu’il enquêtait sur le plan Condor. Et c’est à lui que le général Pinochet doit d’avoir été arrêté à Londres. Récemment, il a mis en examen Oussama Ben Laden dans le cadre d’une instruction sur les agissements en Espagne d’une cellule d’al-Qaida. Le dossier compte quelque 700 pages. La presse ibérique s’est gaussée. A quoi rime cette rodomontade ? Le juge croit-il vraiment que le fondateur et financier des terroristes islamistes lui sera livré si les États-Unis parviennent à le retrouver ? N’est-ce pas plutôt une façon de faire parler de lui, Baltasar, le Zorro universel ?
Dans son bureau au deuxième étage de l’Audience nationale, la principale juridiction pénale espagnole, une horloge est arrêtée. Comme si le temps ne passait pas. Comme si Baltasar est encore ce gamin casse-cou qui jouait des rôles. Il fut consul romain, Hannibal et Xerxès. Il s’est imaginé Boabdil à Grenade et le Cid Campeador à Valence. Que de forteresses, de châteaux il a assiégés et conquis ! Que de batailles menées contre les sarrasins ou les Barbaresques ! Que d’à-pics escaladés, de gouffres explorés, de torrents traversés ! Baltasar a toujours aimé le risque. En s’exposant il exulte. Son moi est au zénith. Forcément, il exaspère. Que lui importe. La justice est devenue sa religion. Il vit en voiture blindée. Des gardes du corps ne le quittent jamais. Sa maison est un Fort Knox. Ses vacances souvent annulées par mesure de précaution.
Sous une table basse, dans son bureau, Baltasar a placé un clown en plâtre qui fait le mariole avec son nez rouge. Le juge a appris à se moquer de lui-même. Ce n’était pas sa vocation première mais son expérience en politique l’a contraint à la dérision. Tout est vanité… Il sait qu’il n’est pas exempt de péché. Il avait réellement cru qu’on faisait appel à lui pour assainir le Parti socialiste. Il fut utilisé. Il en a été marri. Depuis, lorsqu’il sent monter en lui une bouffée de superbe, il regarde le pitre au nez rouge et sourit, un peu tristement.
A quarante-huit ans, Baltasar Garzon garde un visage juvénile qui serait même poupin si ses cheveux n’étaient pas devenus gris. Il fait toujours du ski, du rafting et joue comme gardien de but au football. Il n’a jamais cessé de lutter contre les inerties des administrations ou des gouvernements. Avec d’autres juges, il réclame davantage de coordination en matière de sécurité européenne et internationale. Il s’emporte facilement quand un obstacle surgit, s’acharne, s’entête, ne cède rien.
Après avoir présenté sa démission au gouvernement de Felipe Gonzalez en 1994, Baltasar Garzon est revenu à l’Audience nationale. Pour repartir en croisade. Contre le GAL (groupe antiterroriste de libération) responsable de 28 assassinats dans les milieux indépendantistes basques : un ancien ministre de l’Intérieur et son bras droit seront condamnés. Contre l’ETA dont il va démanteler tout le système de financement et briser les vitrines légales : journaux, entreprises, sociétés dites caritatives ou d’entraide, organisations politiques, associations de jeunes ou centres culturels.
En 2000, la police déjoue une tentative d’attentat contre le juge Garzon. Lui n’oublie jamais de se rendre sur la tombe d’une amie, elle était magistrat, elle a été assassinée par l’ETA. Dans son bureau, il y a des dizaines de photos, dont celle de Carmen Tagle qui danse avec lui une sévillane. Baltasar est andalou. Comment n’aimerait-il pas les habits de lumière, le soleil qui inonde les gradins, les olé, les bravos, la faena ? Il instruit comme on torée. Il vit comme on défie la mort dans les arènes.
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